Les services français ne sont pas plus regardants sur les moyens employés dans d’autres pays pour consolider les régimes alliés. Maurice Robert recrute ainsi de multiples correspondants au profil controversé. Au Tchad, il travaille notamment avec le commandant Camille Gourvennec, un ancien officier français d’origine eurasienne réputé pour ses méthodes brutales. Le président tchadien François Tombalbaye, qui restera au pouvoir de 1960 à 1975, le prend à ses côtés, d’abord comme responsable de sa garde nationale au titre de la coopération militaire franco-tchadienne, puis comme chef du Centre de coordination et d’études du renseignement (CCER), les services secrets tchadiens créés en 1967[60]. Pratiquant la torture et orchestrant la répression, Gourvennec devient un des agents du SDECE à N’Djamena. Il est très apprécié à Paris, bien qu’il ait fait subir un violent interrogatoire à un autre agent français, chef du poste de liaison et de renseignement, suspecté d’avoir été en contact avec l’opposition tchadienne[61].
Les militaires français apportent également leur aide au régime de Tombalbaye pour lutter contre une insurrection dans le nord du pays. « Les prisonniers rebelles saisis sont généralement envoyés à N’Djamena, où ils sont pris en charge par des Tchadiens et des Français spécialisés dans les interrogatoires aux méthodes peu louables. La plupart sont torturés et tués par les sbires de Tombalbaye[62] », résume l’historien des forces spéciales Pascal Le Pautremat. L’un des leaders de l’opposition tchadienne, le docteur Outel Bono, condamné dans son pays et exilé à Paris, est tué de deux balles dans sa voiture, rue de la Roquette, le 26 août 1973. D’après les aveux ultérieurs du chef de bataillon Pierre Galopin, un temps bras droit de Gourvennec au Tchad et officier du SDECE, cet assassinat aurait été exécuté par un ancien agent secret français proche de Gourvennec et commandité par les services du président Tombalbaye[63]. La preuve n’en sera jamais établie. Mais, au vu des liens étroits de Gourvennec et de Galopin avec le SDECE, il est difficile de croire que le service n’ait pas été mêlé, de près ou de loin, à cette liquidation, en plein Paris, sous l’ère Pompidou.
Des soupçons existent également sur une implication française dans le complot ayant visé, en 1968, au renversement violent du président du Congo-Brazzaville, Alphonse Massamba-Débat. Élu fin 1963, cet ancien instituteur, qui succède au très francophile abbé Fulbert Youlou — dont l’évasion des geôles congolaises en mars 1965 sera supervisée par l’Élysée —, décide de se rapprocher de l’URSS. Avec son Premier ministre, Pascal Lissouba, il forme un tandem que le clan Foccart, à Paris, considère comme délibérément hostile à la France. Le « Monsieur Afrique » et son homme de main, Jean Mauricheau-Beaupré, jugent qu’une action violente est nécessaire pour se débarrasser de lui.
Au SDECE, Maurice Robert rassemble tous les documents pour une éventuelle opération Homo contre le leader congolais : photos, habitudes, résidences, garde rapprochée, itinéraires de déplacement. Mais il préconise plutôt un renversement de son régime après une phase d’intoxication et de déstabilisation, afin de pouvoir le remplacer par un chef d’État modéré, plus proche des intérêts français. « Foccart était favorable à une solution plus expéditive. Il considérait qu’il y avait urgence à neutraliser Massamba[64] », confiera Maurice Robert, sans en dire plus sur l’implication de l’Élysée dans la suite des événements. Il ne contrôle pas forcément tout ce que mijotent Foccart et ses lieutenants.
De fait, une opération visant à éliminer Massamba-Débat est préparée, probablement avec l’appui de Jean Mauricheau-Beaupré. Elle implique deux Français dotés de fausses identités — « Debreton » et « Laurent » — et qui ne sont, semble-t-il, pas directement liés aux services secrets. Des fuites font échouer le projet, les deux hommes étant arrêtés sur place au printemps 1968. L’ambiance devient électrique à Brazzaville. Les autorités dénoncent des complots organisés depuis l’étranger. La répression se durcit. En août 1968, une révolte militaire conduit à la destitution progressive du président Massamba-Débat. Il est remplacé quelques mois plus tard par Marien Ngouabi, formé au marxisme-léninisme et lui aussi favorable à l’alliance avec le bloc de l’Est.
La France a donc échoué à ramener le Congo-Brazzaville dans son camp. Les coups d’État vont se succéder, entraînant l’assassinat de Ngouabi en 1977, la condamnation à mort de Massamba-Débat la même année, et l’arrivée au pouvoir, deux ans plus tard, du colonel Denis Sassou Nguesso, un despote qui restera un fidèle allié de Moscou jusqu’à son ouverture au multipartisme en 1991.
Dans le pays voisin, le Gabon, la France manœuvre avec plus d’aisance. Le groupe pétrolier Elf dispose d’un accès privilégié aux gisements, et le gouvernement français puise dans ce petit État qui regorge de richesses minières de précieuses ressources en uranium pour sa bombe atomique.
En février 1964, le président gabonais, Léon M’Ba, très francophile et fidèle de Foccart, est renversé par une poignée de militaires mutins qui le remplacent par un de ses opposants, Jean-Hilaire Aubame. L’Élysée prône une action militaire rapide pour neutraliser les auteurs du putsch et rétablir l’ordre. Dans la nuit du 17 au 18 février, Foccart réunit plusieurs de ses proches ainsi que le directeur du SDECE, le général Paul Grossin. Il fait demander à l’ambassadeur du Gabon à Paris de solliciter immédiatement l’assistance française — un moyen de respecter les formes diplomatiques. Par la suite, plusieurs chefs d’État africains qui auront bien retenu la leçon rédigeront des demandes d’intervention militaire non datées, afin de parer à toute éventualité en cas d’empêchement…
Maurice Robert s’envole aussitôt pour Libreville, tandis que des parachutistes français venus du Sénégal et de Centrafrique sont envoyés en urgence dans la capitale gabonaise. L’assaut du camp militaire de Baraka, où les mutins se sont retranchés, se solde par une quinzaine de morts. Le président M’Ba, que ses amis français ont convaincu de reprendre les rênes du pouvoir, revient à Libreville. Le pays est désormais solidement tenu par Jacques Foccart et ses hommes sur place, au point d’être qualifié de « Foccartland » par le journaliste Pierre Péan dans un ouvrage explosif sur le « clan des Gabonais » qui auraient tout pouvoir entre Libreville et Paris[65]. « Nous ne constituions ni un gang, ni une quelconque mafia, mais une équipe qui veillait à la protection des intérêts politiques et économiques communs de la France et du Gabon, protection qui passait par le soutien à Léon M’Ba, puis à Bongo[66] », expliquera Maurice Robert.
À la demande de Robert, Bob Maloubier, un ancien résistant, cofondateur du Service Action du SDECE devenu exploitant agricole au Gabon, s’occupe de mettre sur pied la garde présidentielle de M’Ba, avant de rejoindre le groupe Elf au Nigeria. L’ambassadeur français, Maurice Delauney, homme fort de la répression au Cameroun au début des années 1960, est nommé sur place en 1965 sur la recommandation de Jacques Foccart. La formation de la police est confiée à un ancien policier français connu pour ses méthodes brutales et qui a lui aussi été actif au Cameroun. Peu importe, aux yeux des Français, que Léon M’Ba ait un goût prononcé pour les bastonnades, infligées à quiconque s’oppose à ses vues, puisqu’il est adoubé par Paris.
60
Thierry Lemoine,
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Pascal Le Pautremat,
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Pierre Galopin, qui s’est rendu au Tchad en juillet 1974 pour tenter de négocier la libération de plusieurs otages — dont l’archéologue Françoise Claustre — retenus depuis avril dans le désert du Tibesti par Hissène Habré, chef du Front de libération nationale du Tchad (Frolinat), est lui-même pris en otage et torturé. Au cours de ses interrogatoires, il aurait livré des détails sur l’assassinat du docteur Outel Bono. Le 4 avril 1975, Pierre Galopin est exécuté par Hissène Habré, un assassinat pour lequel le SDECE en voudra longtemps au rebelle. Voir, sur l’affaire Claustre-Galopin, Thierry Desjardins,