Avec sa haute silhouette de rugbyman, sa poigne de boxeur, ses épaules carrées, son visage buriné que barre une fine moustache, René Dulac, à près de soixante-dix ans, a conservé le physique d’un combattant. « C’est vrai, dit-il, attablé dans l’arrière-salle d’un bistrot du XVIIe arrondissement de Paris où il a gardé ses habitudes, j’ai été le bras droit militaire de Bob Denard. Il s’occupait des relations politiques pendant que je montais techniquement les opérations. Denard était gonflé, il avait un certain charisme auprès de ses soldats. Il leur promettait la gloire. Mais sa réputation était surfaite. Il était instrumentalisé par les services secrets français, avec lesquels il entretenait des rapports réguliers. Il ne m’impressionnait pas du tout et je ne l’ai jamais suivi aveuglément, car il était souvent intéressé par l’argent. Je ne suis pas devenu son ami. D’ailleurs, il me regardait avec méfiance[73]. »
René Dulac n’est pas du genre à pratiquer la langue de bois, et cela vaut aussi quand il parle de son ancien « patron », si légendaire soit-il. Né au Maroc et élevé à Dunkerque, il avoue avoir « mal vécu » l’indépendance de l’Algérie. « Fana militaire », il était alors jeune soldat au sein d’un des régiments parachutistes d’infanterie de marine (RPIMa) appelés la « Coloniale ». « On tournait en rond dans nos casernes. Moi, j’avais besoin d’action. J’ai arrêté tout cela en partant dans l’ex-Congo belge pour me battre. »
Début 1965, le pouvoir gaulliste veut reprendre pied au Congo belge. Ce riche pays minier qui sera bientôt rebaptisé Zaïre est de nouveau en proie au chaos et fait l’objet de multiples convoitises — belges, sud-africaines, américaines, soviétiques. Sur consigne du SDECE et de Jacques Foccart, les mercenaires de Bob Denard, rentrés du Yémen, sont employés au sein de ce qu’ils appellent le 1er Choc pour reconquérir les zones où sévissent les sanglantes rébellions des Simba. L’ancien sécessionniste Moïse Tschombé, de retour après un court exil, est devenu Premier ministre en juin 1964, sous l’autorité du président Joseph Kasavubu. Il fait appel à son ami Denard et à ses soixante-dix « Affreux », qui sont à pied d’œuvre à Léopoldville dès mars 1965. La reconquête prend des mois et se solde par de nombreux morts de part et d’autre. Secondé par des hommes de main katangais, le jeune René Dulac contribue à « pacifier » le Nord-Est : « On sillonnait la région, on a dû tuer une cinquantaine de rebelles. Nous mettions aussi en place des écoles, des dispensaires, une sorte d’administration civile. »
La situation politique demeurant instable, les militaires prennent les devants à Kinshasa, la capitale du Zaïre. En novembre 1965, le général Joseph Mobutu Sese Seko, chef des armées, évince le président Kasavubu. Mobutu bénéficie du soutien direct de la CIA, qui a déjà fait exécuter, en janvier 1961, le leader prosoviétique Patrice Lumumba, considéré comme le « Castro congolais[74] ». Le nouvel homme fort prend le contrôle du pays. La France décide alors de jouer la carte Mobutu, de l’aider à rétablir l’ordre et à asseoir sa dictature autoritaire. Non sans réticence, Denard accepte sa nouvelle mission : affronter ses anciens alliés katangais, qui résistent à l’autorité de Mobutu. Malgré ses succès militaires, ses relations avec le chef d’État zaïrois, qui passe pour l’homme des Américains, se détériorent. Soupçonné d’avoir gardé des liens avec Tschombé, que Paris continue de choyer, le mercenaire est traité de « renégat » par Mobutu. Il entre en résistance et finit par faire face à l’armée du président. Grièvement blessé en juillet 1967, il doit être évacué vers l’Angola, d’où il mènera ses ultimes tentatives d’incursion au Katanga — en vain.
Après cette épopée congolaise qui s’est soldée par un échec, Bob Denard revient en France. Toujours avec l’aval du SDECE et de l’Élysée, il se prépare à aider la sécession, dans le Nigeria anglophone, de la riche région pétrolifère du Biafra, laquelle a proclamé son indépendance le 30 mai 1967. Son ami Jean Mauricheau-Beaupré, qui officie aux côtés de Jacques Foccart, le convainc que la France a intérêt à soutenir cette insurrection, dirigée par le lieutenant-colonel Emeka Ojukwu, leader des Ibos, qui semble tenir tête aux forces fédérales nigérianes.
L’appui français est organisé au plus haut niveau. Jacques Foccart à l’Élysée, Pierre Messmer au ministère des Armées et le général Paul Jacquier au SDECE s’activent en ce sens, contournant allégrement l’embargo officiel décrété sur les livraisons d’armes. Maurice Robert, qui coordonne l’aide aux sécessionnistes à Paris, rapportera : « Nos envois d’armes se sont multipliés. Des conseillers militaires ont été envoyés auprès d’Ojukwu, dont le colonel de Saint-Simon et trois de ses collaborateurs du SDECE[75]. » Jean Mauricheau-Beaupré est dépêché en Côte d’Ivoire auprès du président Houphouët-Boigny, qui n’est pas, a priori, favorable à la rébellion biafraise.
Au Gabon, le président Omar Bongo soutient la politique française. Sur place, l’ambassadeur français Maurice Delauney, le chef de poste du SDECE et un collaborateur de Foccart supervisent l’acheminement des armes, notamment en mêlant ces dernières à des envois d’aide humanitaire. Ils sont également en lien avec les mercenaires, dont Bob Denard, qui est arrivé à Libreville avec plusieurs de ses lieutenants. Plus de cent cinquante « Affreux » vont ainsi se battre sporadiquement du côté biafrais. Ce conflit attisé par Paris provoque la mort de un à deux millions de personnes, soit dans les combats, soit du fait de la famine causée par le blocus alimentaire qu’ont décidé les autorités nigérianes.
L’armée fédérale nigériane, qui bénéfice d’équipements soviétiques et de conseillers militaires venus des pays de l’Est, finit par encercler la province dissidente. Malgré l’appui désormais officiel de Paris — le général de Gaulle reconnaîtra, lors de sa conférence de presse de septembre 1968, que la France a aidé le Biafra « dans la mesure de ses possibilités » —, les rebelles Ibos d’Ojukwu, mal organisés, demeurent isolés. « Lorsque je suis arrivé à Libreville en 1968, se souvient René Dulac, les militaires français sur place m’ont dit de ne pas aller au Biafra, parce que le gouvernement français allait finalement abandonner les sécessionnistes. De Gaulle avait cautionné et soutenu cette guerre pour avoir le pétrole, et il allait lâcher le Biafra en rase campagne. Cela me rappelait son cynisme sur l’Algérie[76]. » Ojukwu capitulera en janvier 1970, laissant derrière lui un pays ravagé.
Après leurs aventures au Congo, au Yémen et au Biafra, les mercenaires, eux, essaient de se faire oublier pendant un temps. Le SDECE, en la personne de Maurice Robert, fournit à Bob Denard un faux passeport au nom d’un certain lieutenant-colonel Gilbert Bourgeaud. Officiellement exploitant agricole dans la ferme de Donguila, au Gabon, le « faux Bourgeaud » devient l’un des conseillers techniques de la garde personnelle de Bongo. Il obtient ainsi un laissez-passer pour le palais présidentiel et un permis pour acheter des armes. Il sera aussi l’un des piliers de la Société gabonaise de services, ou SGS, une société de sécurité couvée par Omar Bongo et Maurice Robert. Puis il se lancera dans d’autres coups fourrés sanglants, au Bénin et aux Comores. Toujours avec l’aval du SDECE…
74
D’après les dépositions de plusieurs officiels devant la commission Church, au Congrès américain, en 1975, le président Eisenhower a demandé lors d’une réunion à la Maison-Blanche, le 18 août 1960, l’élimination de Lumumba. Une semaine plus tard, le directeur de la CIA, Allen Dulles, a transmis cette consigne à ses agents. Mobutu a fait arrêter Lumumba et un officier l’a tué le 17 janvier 1961. Voir notamment Tim Weiner,