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4.

Les guerres secrètes de Giscard

C’est un vent nouveau qui se lève. Avec l’élection de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République, en mai 1974, une page semble se tourner. L’ère de la grandeur proclamée de la France, portée par Charles de Gaulle et son successeur, Georges Pompidou, laisse place à une politique plus européenne et plus prudente, pilotée par un quadragénaire brillant, issu des grandes écoles et des rangs du centrisme. Modernisant le style présidentiel, le nouveau locataire de l’Élysée, assez libéral, multiplie les initiatives réformatrices : droit de vote à dix-huit ans, divorce, interruption volontaire de grossesse… Il inaugure avec ses homologues européens les sommets informels de chefs d’État et de gouvernement, noue une relation très fructueuse avec le chancelier allemand social-démocrate Helmut Schmidt et relance la construction européenne.

Sa volonté de changement, toutefois, ne se manifeste pas sur les terrains très particuliers des « affaires africaines », du « renseignement » et des opérations clandestines. En dépit des apparences, une grande continuité prévaut dans ce qui constitue l’un des domaines réservés des présidents. Amateur de chasse aux grands fauves, le nouvel élu multiplie les escapades en pays africains et suit tous les dossiers de près. Si Jacques Foccart, symbole d’un gaullisme trop marqué, doit quitter l’Élysée, c’est l’un de ses anciens bras droits, René Journiac, qui prend en charge la supervision discrète des relations spéciales entre la France et ses anciennes colonies africaines. Homme du sérail, Journiac sait pouvoir compter sur les réseaux Foccart, qui continuent de faire la pluie et le beau temps sur le continent noir.

Giscard : une mentalité de tueur au sang froid

Au SDECE, Giscard ne change pas les têtes. Le comte Alexandre de Marenches, nommé par son ami Georges Pompidou en 1971, conserve son poste, gage d’une continuité dans l’action clandestine. Durant tout le septennat de Giscard, les méthodes ne varient pas : coups de main aux régimes amis, organisation de putschs dans certains pays rétifs aux projets français, recours massif aux mercenaires, soutien aux guérillas antisoviétiques.

Polytechnicien cérébral, Giscard conserve la haute main sur toute cette zone d’ombre. « C’était un chasseur, avec une mentalité de tueur au sang froid, implacable et sans état d’âme, confie un de ses anciens conseillers à l’Élysée. Sur des notes évoquant les dommages à causer à des ennemis en cas de guerre, il ajoutait de sa main qu’il fallait que les blessures soient “cruelles”. Cela révèle bien son état d’esprit[77]. »

S’il sait jouer habilement de la diplomatie, par exemple pour ménager ses alliés arabes en pleine crise pétrolière, Giscard peut se révéler plus cassant lorsqu’il s’agit d’évincer un dirigeant jugé peu fiable ou de mener des guerres secrètes. Un exemple : l’Élysée et les services français n’ignorent rien des préparatifs auxquels se livrent les militaires tchadiens pour assassiner leur président contesté François Tombalbaye. Aux premières loges, le commandant Camille Gourvennec, agent du SDECE et responsable des services de renseignement du Tchad, a prévenu Paris de la contestation grandissante des militaires et de l’urgence d’une succession[78]. Mais ni Gourvennec ni le SDECE ne feront quoi que ce soit pour empêcher le putsch, qui conduira au remplacement de Tombalbaye par le général Félix Malloum et à l’égorgement, le 13 avril 1975, de l’ancien despote, qualifié par Giscard de « vieux chef noir charismatique et cruel[79] ».

C’est encore le président français qui décide, en septembre 1979, d’écarter manu militari du pouvoir à Bangui le dictateur Jean-Bedel Bokassa. Longtemps soutenu par la France, Bokassa s’est autoproclamé empereur et rapproché du leader libyen Mouammar Kadhafi. Il menace en outre de révéler quelques secrets sur des cadeaux en diamants offerts aux dirigeants français. Le SDECE s’occupe des préparatifs de son renversement sous le nom de code d’« opération Caban[80] ». Des agents sont envoyés à Bangui pour surveiller l’aéroport et guider l’atterrissage des avions du SA. Accompagnés de David Dacko, le remplaçant de Bokassa choisi par Paris, plus de cent dix parachutistes du 1er RPIMa de Bayonne, bras armé du SA, débarquent de nuit, le 20 septembre 1979. Ils contrôlent quelques points clés de la capitale centrafricaine et conduisent David Dacko à la radio nationale juste avant minuit. Celui-ci annonce opportunément qu’il réclame l’intervention militaire de la France, et ce quatre heures à peine avant l’arrivée massive des premiers soldats français dans le cadre de l’opération officielle, baptisée Barracuda et destinée à assurer la transition et à sécuriser la ville. La ficelle est grosse, mais Bokassa, qui est en déplacement, n’a plus le temps de réagir. Le détachement des paras du SA aurait pris soin de déménager quelques archives sensibles de l’ex-empereur. Cela n’empêchera pas ce dernier, un mois plus tard, de se venger en laissant « fuiter » dans Le Canard enchaîné l’affaire des diamants offerts, d’après lui, à Giscard, affaire qui se révélera embarrassante pour le président français.

De manière plus discrète, Giscard donne son feu vert, en novembre 1979, pour envoyer en Arabie Saoudite une équipe du GIGN (Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale), l’unité d’élite antiterroriste des gendarmes formée en 1972, au lendemain de la prise d’otages sanglante d’athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich. Le roi Khaled, qui dirige la riche pétromonarchie du Golfe, a appelé à l’aide son ami français pour venir à bout d’une attaque de rebelles fondamentalistes qui ont pris d’assaut les lieux saints de La Mecque et retiennent des pèlerins en otages. Plusieurs contre-offensives menées par les forces saoudiennes se sont soldées par des échecs, au prix de milliers de victimes. Les trois super-gendarmes français venus de Paris, dont le jeune capitaine Paul Barril, ont emporté avec eux le matériel adéquat et conseillent notamment l’emploi du gaz incapacitant CS pour éliminer les insurgés, réfugiés au rez-de-chaussée et dans les sous-sols de la Grande Mosquée. « On l’a utilisé pur et on les a tous gazés[81] », confiera Barril. Le bilan de l’opération est terrible : plusieurs centaines de morts après un assaut final des forces saoudiennes achevé le 4 décembre 1979. « Ce fut un coup de main de Giscard aux Saoudiens, sans aucun état d’âme[82] », se souvient un ancien cadre du GIGN. Quelques semaines plus tard, la France signera un accord pétrolier avantageux avec l’Arabie Saoudite.

Mission : neutraliser Carlos

Le président se montre aussi féroce dans sa détermination à frapper un certain nombre d’ennemis, même s’il hésite parfois à aller jusqu’au bout des opérations Homo qu’il a commanditées. En 1977, il refuse au dernier moment d’autoriser l’enlèvement d’un jeune Vénézuélien, Ilich Ramírez Sánchez, dit « Carlos », « Johnny » ou « Salem », et bientôt surnommé « le Chacal ». Né en 1949, véritable mercenaire du terrorisme international, Carlos est à l’époque suspecté d’avoir notamment dirigé la prise d’otages de onze membres de l’ambassade de France à La Haye le 13 septembre 1974, suivie, deux jours plus tard, d’un attentat contre le Drugstore Saint-Germain, à Paris, qui a fait deux morts et une trentaine de blessés. Surtout, le 27 juin 1975, il est accusé d’avoir tué froidement, dans la capitale, deux policiers de la DST venus l’arrêter, Jean Donatini et Raymond Dous, ainsi qu’un indicateur. Depuis cette date, Carlos a disparu de la circulation. Les services français le traquent partout dans le monde, et l’Élysée a donné la consigne de l’éliminer.

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77

Entretien avec l’auteur, juin 2014.

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78

Thierry Lemoine, Tchad, 1960–1990, op. cit., p. 77.

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79

Valéry Giscard d’Estaing, Le Pouvoir et la Vie, Le Livre de poche, 2004, p. 210.

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80

Entretien de l’auteur avec deux membres du SA ayant participé à l’opération, 2013. Voir aussi Christine Ockrent et Alexandre de Marenches, Dans le secret des princes, Stock, 1986, p. 164 sq.

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81

Voir notamment Roger Faligot et Jean Guisnel (dir.), Histoire secrète de la Ve République, op. cit., p. 322 et 325.

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82

Entretien avec l’auteur, décembre 2012.