Cette guérilla secrète en Angola, qui se prolonge, n’est que l’un des fronts de la guerre froide qui inquiètent l’Élysée. Selon Giscard, l’influence soviétique constitue un danger grandissant sur tout le continent noir. En janvier 1977, recevant Walter Mondale, le président français s’alarme : « J’aime l’Afrique, et pas seulement pour la chasse, mais pour les gens. Or l’Afrique ne se porte pas bien. Elle n’a pas encore absorbé les effets de la crise angolaise. Les pays que l’on peut appeler pro-occidentaux ont peur : ils craignent d’être lâchés en cas de crise et que les seuls à être soutenus soient les alliés de l’URSS. Je pense au Zaïre, à la Côte d’Ivoire, au Sénégal, à la Haute-Volta, au Tchad[91]… » Devant le secrétaire d’État américain, Cyrus Vance, il ajoute quelques semaines plus tard : « Il y a douze ans, aucun régime africain n’était sous influence soviétique ; et c’est le cas de la moitié d’entre eux actuellement. Si les choses continuent sur leur lancée, en 1979–1980, toute l’Afrique se trouvera dans l’orbite soviétique. J’ai l’impression que ces dernières années l’Europe (sauf nous) s’est désintéressée du problème et que les États-Unis n’en ont pas pris une conscience suffisamment précise[92]. »
Ces menaces légitiment, à ses yeux, le fait que la France joue le gendarme de l’Afrique pour y défendre ses intérêts, que ce soit de manière officielle ou plus discrète. Sa volonté d’intervenir est d’autant plus forte que les États-Unis, affaiblis par le fiasco vietnamien et le scandale du Watergate, traversent une phase de repli. Le pâle président républicain de transition, Gerald Ford, ne semble pas prêter attention à l’Afrique. La CIA, empêtrée dans des scandales à répétition, n’a plus beaucoup de marge de manœuvre pour agir clandestinement. Le démocrate Jimmy Carter, élu fin 1976, sera encore plus timoré sur ces sujets.
Pour combler le vide laissé par les Américains, le chef du SDECE, Alexandre de Marenches, réunit les patrons des services de renseignement de plusieurs pays d’Afrique et du Moyen-Orient pro-occidentaux au sein d’un Safari Club qui voit le jour au Caire à la mi-1976. Le Maroc, l’Égypte, l’Arabie Saoudite, l’Iran et même l’Afrique du Sud y participent. Son but : échanger des renseignements et coordonner les actions pour contrer l’influence soviétique où que ce soit. À l’aise avec ses pairs comme avec les chefs d’État, Marenches mène une véritable diplomatie parallèle tous azimuts, pas toujours parfaitement coordonnée avec l’Élysée. Giscard en prendra parfois ombrage et tentera de circonvenir l’incontrôlable patron du SDECE en donnant des consignes directes à Alain de Gaigneron de Marolles.
Jusqu’alors, seuls le SDECE et ses mercenaires affiliés ont été autorisés à se déployer en Afrique. Bien qu’elle soit présente dans plusieurs pays amis, comme le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Gabon ou la Centrafrique, l’armée française est priée de se faire discrète. Depuis le raid avorté sur le canal de Suez en 1956 et la fin de la guerre d’Algérie, les états-majors répugnent à intervenir massivement au sud de la Méditerranée — à l’exception du coup de pouce des parachutistes pour remettre sur pied le président Léon M’Ba au Gabon en 1964 et des opérations menées au Tchad à partir de 1968. Giscard est également prudent sur le déploiement de troupes. « À dire vrai, se souvient un ancien diplomate du Quai d’Orsay, l’armée avait perdu l’habitude de faire la guerre. Et toute opération en Afrique risquait d’avoir un relent néocolonial[93]. »
Cependant, la donne change au fil des mois. Notamment en Mauritanie, petit pays de deux millions d’habitants déstabilisé par un conflit voisin, au Sahara occidental. Cette région sahélienne côtière, ancienne colonie espagnole sous contrôle du Maroc, est revendiquée par les rebelles indépendantistes du Front Polisario, soutenus par l’Algérie socialiste et par la Libye de Kadhafi. Le Front Polisario attaque de manière méthodique les forces marocaines, lesquelles sont discrètement armées par la France et aidées par le SDECE.
Le Front Polisario s’en prend également à la Mauritanie voisine, suspectée de soutenir le Maroc. Durant l’année 1977, la tension monte dans la zone minière de Zouerate, située près de la frontière avec le Sahara occidental et qui fournit l’essentiel des ressources d’exportation de la Mauritanie. Le Front Polisario prend d’assaut les trains qui transportent le minerai de fer de Zouerate à Nouadhibou, le long d’une voie ferrée de six cent cinquante kilomètres en plein désert. En mai 1977, deux expatriés français sont tués lors d’un raid sur Zouerate et six autres sont enlevés. Une attaque de train, le 25 octobre, conduit à l’enlèvement de deux autres Français et de dix-huit Mauritaniens. À l’Élysée, Giscard surveille cette crise comme le lait sur le feu.
Pour compléter les analyses de son « Monsieur Afrique » René Journiac, Valéry Giscard d’Estaing a créé dès 1975 une petite équipe d’experts chargée de lui livrer chaque jour des synthèses de renseignement et des propositions d’action. Cette cellule, appelée GPES (Groupe permanent d’évaluations de situations), est placée sous la tutelle du secrétariat général à la Défense nationale, piloté à partir de mai 1977 par le général Roger Rhenter, un ami de chasse de Giscard. Deux militaires en font partie, ainsi qu’un diplomate et un énarque polytechnicien, Pierre de Lauzun. « Notre note quotidienne devait être prête à 8 h 30, témoigne le général Jean-Bernard Pinatel, un ancien officier parachutiste membre de cette équipe. Nous nous levions à 3 h 30 pour lire tous les télégrammes diplomatiques et les autres analyses, et finaliser la note. Nous présentions toujours les choses de la même façon, en restituant le contexte, les faits, les perspectives, les décisions possibles. Giscard aimait bien cela. Il annotait nos documents. Nous avons ainsi pu suivre toutes les crises africaines, à commencer par la Mauritanie[94]. » Les notes sont envoyées en quatre exemplaires : un pour le président, un pour son chef d’état-major particulier, le général Claude Vanbremeersch, un pour le chef d’état-major des armées, le général Guy Méry, et un pour Robert Galley, ami du président et ministre de la Coopération, avant de devenir ministre de la Défense.
Informé dès le 25 octobre 1977 de la prise d’otages sur la ligne ferroviaire Zouerate-Nouadhibou, Giscard décide de préparer secrètement une opération militaire, baptisée Lamantin. Elle vise à repérer les véhicules du Polisario grâce à des avions Breguet Atlantic basés à Dakar, puis à les frapper par surprise avec des avions de combat Jaguar. Le rôle de l’armée de l’air sera « de prendre sur le fait une ou plusieurs colonnes du Polisario, puis de les engager avec suffisamment d’efficacité pour leur ôter toute envie de renouveler leur action[95] », selon les explications du général Michel Forget, qui commande les opérations aériennes. En clair : l’objectif est de les anéantir complètement. La dizaine de Jaguar prévus pour cette opération coup de poing doivent simplement attendre l’ultime feu vert de Giscard — les militaires appellent cela le « Bingo vert ».
Or le président semble vouloir patienter. Plusieurs semaines se passent. Sur place, la situation se dégrade. Des Mirage 4 sont envoyés pour survoler secrètement la zone frontalière avec l’Algérie afin de photographier les camps de rebelles. Giscard hésite encore à déclencher le feu. C’est un « Bingo rouge » qui s’affiche à plusieurs reprises.
91
Entretien de Valéry Giscard d’Estaing avec le vice-président Walter Mondale, 29 janvier 1977, archives de la présidence de la République, 5AG3-984, Archives nationales.
92
Entretien de Valéry Giscard d’Estaing avec le secrétaire d’État américain Cyrus Vance, 2 avril 1977, archives de la présidence de la République, 5AG3-984, Archives nationales.
95
Général Michel Forget, « Mauritanie 1977 : Lamantin, une intervention extérieure à dominante air »,