Parallèlement, à quelques mois des élections législatives de mars 1978, les leaders de la gauche, Georges Marchais et François Mitterrand, s’emparent du sujet des otages et laissent entendre qu’ils pourraient se rendre en Algérie pour obtenir du président Boumédiène leur libération des mains du Front Polisario. « C’est cet élément de politique intérieure qui a finalement décidé Giscard, estime Jean-Bernard Pinatel. Il voulait aussi envoyer un message clair à Boumédiène. Et cela a été efficace[96]. »
Le « Bingo vert » présidentiel tombe le 12 décembre 1977 dans la matinée. Le général François Mermet, qui travaillait à l’époque à son état-major particulier aux côtés du général Claude Vanbremeersch, raconte : « Il se trouvait à un sommet européen à Londres. Pendant qu’il discutait avec Margaret Thatcher et ses collègues, nous lui faisions passer, par l’intermédiaire de son aide de camp, des cartes avec des noms codés pour le tenir au courant du positionnement des convois rebelles et de l’avancée de nos avions, qui ont fait de gros dégâts[97]. »
Une colonne d’une cinquantaine de Jeep du Front Polisario roulant à vive allure dans le désert est repérée. Deux patrouilles de Jaguar fondent sur les véhicules et les mitraillent à coups de canons de 30 mm. Touchées de plein fouet, plusieurs voitures, remplies de carburant, explosent, tuant leurs occupants. Le lendemain, le reste de la noria est à nouveau attaqué : une vingtaine de véhicules sont mis hors de combat. Une autre colonne est frappée le 18 décembre, la moitié des cinquante véhicules ciblés étant détruits. Ayant encaissé de lourdes pertes, le Front Polisario et ses alliés algériens comprennent le message : la France ne les laissera pas toucher à la Mauritanie. Grâce aux Algériens, les otages sont libérés le 23 décembre 1977.
Quelques mois plus tard, en mai 1978, de nouveaux raids aériens français aident les forces mauritaniennes à repousser les assauts du Front Polisario, lequel poursuit sa guérilla. Il a toutefois cessé ses attaques spectaculaires contre les trains, et signe, en octobre 1978, un cessez-le-feu avec la Mauritanie, où le président, Moktar Ould Daddah, a été renversé par un coup d’État. Le SDECE, qui rêvait de faire de la Mauritanie une de ses bases arrière pour surveiller l’ensemble de la zone sahélienne, devra s’installer ailleurs.
Après ce premier succès, Valéry Giscard d’Estaing se sent plus à l’aise pour intervenir militairement en Afrique. Faute d’une salle adéquate à l’Élysée pour superviser les opérations, il fait aménager en centre de gestion de crise un ancien abri antiaérien construit en 1939 dans les sous-sols du palais. La pièce est reliée aux états-majors opérationnels des armées, et le président peut y accéder depuis ses appartements privés grâce à un escalier dérobé.
Giscard se transforme alors en vrai chef de guerre, que les opérations soient officielles ou clandestines. Au Tchad, début 1978, la poussée des rebelles menés par Goukouni Oueddei et secondés par des forces libyennes alarme l’Élysée ainsi que certains chefs d’État africains francophiles. La capitale, N’Djamena, semble menacée. Lors d’un Conseil de défense tenu dans le PC souterrain de l’Élysée le 20 avril 1978, Giscard ordonne qu’on envoie secrètement une escouade de dix Jaguar pour faire pleuvoir sur les colonnes libyennes des tirs de canons de 30 mm et des bombes à fragmentation. C’est l’opération Tacaud, bâtie sur le même modèle que Lamantin, en Mauritanie, quelques mois plus tôt. L’effet de surprise, une fois encore, freine l’avancée des rebelles vers le sud et permet à l’armée tchadienne de regagner du terrain, au prix de la perte d’un Jaguar. Le président gardera en souvenir des photos des dommages causés à l’adversaire prises par les caméras des avions de chasse : « L’Afrique, la guerre cruelle, et le succès[98] », résumera-t-il.
Mais c’est au Zaïre que, au même moment, la situation lui impose d’intervenir de manière plus visible. De trois à quatre mille rebelles katangais — ces derniers, après une première incursion armée, avaient été repoussés en avril 1977 par des troupes marocaines épaulées par la France — reviennent en force dans la province zaïroise du Shaba en provenance d’Angola, via la Zambie. Ils ont l’appui de conseillers cubains et est-allemands. Le samedi 13 mai 1978, ils s’emparent de la ville de Kolwezi, capitale de cette région minière, et y retiennent en otages près de trois mille Européens expatriés. Ils espèrent poursuivre leur offensive en direction de Lubumbashi et, à terme, voir tout le Shaba faire sécession.
Très inquiets face aux massacres qui débutent, l’ambassadeur de France à Kinshasa et le chef de la mission militaire au Zaïre demandent à l’Élysée une action militaire urgente. « C’était le week-end de Pentecôte, se souvient le général François Mermet. J’étais de permanence ce jour-là à l’état-major particulier, et j’ai tout de suite transmis cette demande d’intervention au président, qui se trouvait dans sa propriété familiale d’Authon, ainsi qu’au général Vanbremeersch, qui est rentré du Morvan[99]. » Le président zaïrois, Mobutu Sese Seko, appelle aussi Giscard pour réclamer son aide. Quatre jours plus tard, le chef d’état-major des armées, le général Guy Méry, recommande le largage au-dessus de Kolwezi de quelque sept cents parachutistes du 2e REP (régiment étranger de parachutistes), dirigé par le colonel Philippe Érulin. Malgré la dégradation de la situation sur place, le gouvernement belge, sollicité, tarde à donner son accord pour une opération conjointe.
Après une nuit d’intenses tractations, Giscard donne son ultime feu vert à l’opération Bonite le vendredi 19 mai, à 8 h 15. Les premiers parachutistes sautent sur Kolwezi dans l’après-midi, avant l’arrivée de renforts belges et zaïrois le lendemain. « Premier largage effectué, opération réussie[100] », transmet le chef de la mission militaire française au Zaïre, le colonel Yves Gras, à Paris dans la soirée. Dès leur atterrissage, les parachutistes du colonel Érulin reprennent le contrôle de la ville, tuant au moins deux cent cinquante rebelles katangais et libérant des ressortissants étrangers, au prix de cinq morts et vingt blessés dans leurs rangs[101]. Les combats se poursuivent pendant plusieurs jours. Plus de neuf cents cadavres jonchent les rues de la ville, qui a été désertée par le reste des rebelles, sans doute prévenus du raid aéroporté.
Quelques jours après cette opération spectaculaire, Giscard ne se fait guère d’illusions sur ses suites. Selon lui, « le Zaïre n’est pas vraiment un pays. Il sera tôt ou tard détruit par des luttes tribales ». Quant à la région de Kolwezi, « elle est habitée par deux tribus qui se détestent et dont les dirigeants sont en conflit avec le gouvernement central », comme il l’explique fin mai 1978 au président américain Jimmy Carter, en réclamant une plus grande « présence de la puissance américaine ». « Nous avons envoyé six cent vingt parachutistes et cela a suffi, argumente-t-il. L’action, à proprement parler, peut rester très limitée. » À Carter, qui affirme que Mobutu est un « incapable », Giscard répond : « Mobutu a des défauts et ses faiblesses, mais c’est probablement l’un des hommes les plus capables actuellement[102]. »
101
Général Rémy Gausserès, « Les enseignements de Kolwezi, mai 1978 »,
102
Entretien entre Valéry Giscard d’Estaing et le président Jimmy Carter, Maison-Blanche, 26 mai 1978, archives de la présidence de la République, 5AG3-984, Archives nationales.