Troisième personnalité dans le secret : Bernard Bajolet, le directeur de la DGSE. Après avoir été ambassadeur dans des pays sensibles comme la Jordanie, la Bosnie-Herzégovine, l’Irak et l’Afghanistan, ce sexagénaire à la fine barbiche, réputé pour son parcours hors norme et son style peu conventionnel, a inauguré la fonction de coordonnateur national du renseignement à l’Élysée sous Nicolas Sarkozy en 2008. Il a quitté ce poste en 2011, estimant qu’il n’avait pas assez d’influence. Fin connaisseur des arcanes du pouvoir et des terrains de guerre, il a été nommé à la tête de la DGSE par François Hollande en avril 2013. Il y pilote près de cinq mille personnes, allant des as de la cyberguerre aux agents du SA, lesquels sont essentiellement des militaires formés aux opérations clandestines de tout type, y compris les assassinats ciblés. Homme de confiance, Bernard Bajolet dispose d’un contact personnel avec le président de la République, n’hésitant pas à le joindre plusieurs fois par jour si nécessaire. Quitte, parfois, à court-circuiter le général Puga et l’actuel coordonnateur national du renseignement, l’ancien préfet de Corrèze Alain Zabulon. De toute façon, François Hollande prend connaissance de toutes les notes qui lui parviennent, de son coordonnateur comme des services.
Immédiatement après son élection, François Hollande commence à se muer en chef d’orchestre des guerres secrètes. Malgré sa promesse de retirer les troupes françaises d’Afghanistan, c’est dans ce pays qu’il frappe en premier. En haut de sa liste figure, en effet, le mollah Hazrat. Ce commandant local taliban est considéré comme le principal organisateur de l’embuscade qui a coûté la vie à neuf soldats français et en a blessé une vingtaine d’autres dans la vallée d’Uzbin, le 18 août 2008. Cette attaque avait été la plus meurtrière pour les militaires français présents en Afghanistan. Nicolas Sarkozy s’était aussitôt rendu sur place, et une cérémonie poignante avait été célébrée aux Invalides en hommage aux victimes. Alors sous-chef opérations à l’état-major des armées, le général Puga s’était juré de traquer les commanditaires de cette embuscade. Quelques jours après, des bombardements de l’OTAN avaient détruit des villages environnants, censés abriter des caches de Talibans, causant des dizaines de morts et de blessés. Mais le responsable présumé, le mollah Hazrat, restait introuvable.
François Hollande est bien décidé à venger les morts d’Uzbin. Début septembre 2012, le mollah Hazrat est repéré dans la province de Laghman, à l’est de Kaboul. Des consignes sont transmises à la Force internationale d’assistance et de sécurité (FIAS), qui opère en Afghanistan sous la bannière de l’OTAN. Le bombardement a lieu le dimanche 9 septembre : le mollah Hazrat est tué sur le coup, ainsi qu’un certain Shakir, un autre chef insurgé. Certes, le mouvement taliban se régénère aussitôt, mais la France a appliqué la loi du talion.
Ces représailles approuvées en haut lieu sont indirectement confirmées en février 2013 par Ange Mancini, successeur de Bernard Bajolet au poste de coordonnateur national du renseignement à l’Élysée, lors de son audition devant la commission de la Défense nationale et des Forces armées à l’Assemblée nationale. Le député centriste Philippe Folliot se félicite que la France ait « traité » les derniers commanditaires de l’embuscade d’Uzbin : « Nos ennemis doivent savoir que jamais la France ne fera preuve de la moindre faiblesse face à ceux qui attentent à la vie de nos soldats et de nos ressortissants. » Ange Mancini ne dément pas. Il se contente d’ajouter : « Vous avez raison, il est bon que ceux qui, partout dans le monde, pourraient être concernés sachent que la France réagira toujours à une agression contre l’État ou ses ressortissants[2]. »
Quelques semaines après l’opération d’Afghanistan, François Hollande donne son accord pour que la DGSE effectue un raid de « vive force » en Somalie afin de tenter de libérer son agent Denis Allex, retenu en otage depuis trois ans et demi par le groupe islamiste des Shebab. Malgré une préparation de plusieurs mois, l’assaut périlleux, donné dans la nuit du 11 au 12 janvier 2013 près du village de Bulomarer, se solde par la mort de Denis Allex et de deux des membres des commandos parachutistes du SA, touchés par des tirs nourris des Shebab, plus nombreux que prévu. Les autres doivent leur salut à l’appui aérien des hélicoptères Tigre et d’un gunship américain, un avion C-130 équipé de canons, venu à la rescousse. Selon des témoignages concordants, plus de soixante-dix miliciens somaliens ont été tués lors des affrontements. Contrairement à la version officielle, plusieurs dizaines de civils sont également décédés durant le raid, principalement victimes d’un « nettoyage » nocturne effectué par les commandos français, pour préserver l’effet de surprise, sur la dizaine de kilomètres du parcours les menant à la maison où était détenu l’otage.
L’Élysée ne veut pas rester sur cet échec. À Perpignan, où il est venu assister à une cérémonie en hommage aux morts de la DGSE, François Hollande assume l’opération et promet, mezzo voce, une réplique. Des instructions sont données aux services français pour pister le chef des Shebab, Mokhtar Abu Zubeyr — de son vrai nom Ahmed Abdi Aw Mahamud Godane —, jugé responsable de la mort de Denis Allex. Lui et ses hommes sont suivis à la trace. Selon Le Point, qui révèle l’information, François Hollande a explicitement demandé à la DGSE de « dégommer » Ahmed Godane[3]. Un ordre qui accrédite la résolution du président sur ces sujets. Les Américains, qui offrent de leur côté une récompense de 7 millions de dollars pour tout renseignement permettant la capture de Godane, participent à la traque, en vertu d’un accord passé entre François Hollande et Barack Obama fin 2012. Ahmed Godane est aussi considéré comme le chef d’orchestre de l’attaque contre le centre commercial Westgate à Nairobi, au Kenya, qui a fait soixante-huit morts en septembre 2013. Son bras droit, Ahmed Mohamed Amey, expert des attaques suicides au camion piégé, est tué par un missile américain en janvier 2014 près de Barawe, bastion islamiste situé dans le sud du pays.
Finalement repéré, Godane, d’ordinaire discret et très prudent, est pulvérisé dans sa voiture le 1er septembre 2014, dans la même région, par des missiles tirés par des drones Predator et des bombes larguées par des chasseurs américains. Les autres passagers du véhicule connaissent le même sort. Selon des sources proches de la DGSE, après un travail de terrain minutieux et de multiples recoupements, ce sont les services français qui ont fourni la localisation de Godane au Pentagone, lequel a exécuté selon ses plans la sentence souhaitée à l’Élysée. Les responsables présumés des trois morts de la DGSE ont été châtiés.
Ces assassinats ciblés n’ont pas toujours les représailles pour seul motif. Aux yeux du président Hollande, la poussée djihadiste au Sahel suffit à les légitimer. Au moment du déclenchement de l’opération Serval au Mali, en janvier 2013, le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, parle d’« éradiquer » les groupes islamistes. En réalité, lors du Conseil de défense qui avalise le lancement de l’opération, le 11 janvier, François Hollande indique aux responsables militaires qu’ils doivent « détruire les réseaux terroristes » en les désorganisant, en cassant leurs infrastructures logistiques, mais surtout en les décapitant. Il s’agit donc de tuer les chefs, pas de les capturer. Une décision difficilement avouable publiquement, d’où la discrétion entourant ces exécutions singulières. La stratégie est notamment explicitée quelques mois plus tard dans une note publiée par un think tank lié au ministère de la Défense : la « décapitation », qui signifie la « neutralisation de leaders clés », consiste à « priver une entité de son organe de décision ou de ses centres nerveux en vue d’obtenir une paralysie fonctionnelle générale ou partielle[4] ».
2
Audition d’Ange Mancini, coordonnateur national du renseignement, commission de la Défense nationale et des Forces armées, Assemblée nationale, 5 février 2013. Source : Assemblée nationale.
3
Jean Guisnel, « François Hollande a ordonné l’exécution du chef djihadiste somalien Ahmed Godane »,
4
Philippe Gros, Jean-Jacques Patry et Nicole Vilhoux, « Serval : bilan et perspectives », Fondation pour la recherche stratégique, note no 16/13, juin 2013.