Le volet militaire de cette intervention au Zaïre — le plus connu — masque les actions souterraines qui se déroulent parallèlement. Car le SDECE ne reste pas inactif durant l’assaut sur Kolwezi. Plusieurs de ses agents déjà présents sur place transmettent en direct des renseignements sur l’évolution de la situation. Rapidement après le début de la crise, l’un des responsables du SA, Ivan de Lignières, gagne Kolwezi. Il est accompagné d’un petit groupe de parachutistes du 1er RPIMa de Bayonne, qui sert depuis peu de vivier officiel au SA grâce à un « groupement opérationnel » constitué autour d’un premier colonel, puis du colonel Patrick Manificat[103]. Ce dernier raconte : « Début 1977, on m’avait demandé de créer ces commandos non conventionnels qui manquaient au SDECE. Nous avons progressivement constitué cinq, puis six commandos spécialisés de vingt hommes. Le SA était déjà intervenu en Angola aux côtés de l’UNITA. Nous sommes arrivés à Kolwezi le 21 mai avec pour mission de retrouver la trace de six coopérants qui avaient disparu. » Le carnet de bord de l’un des otages, retrouvé dans un hôtel de la ville, s’interrompt le dimanche précédent.
La traque commence. Un mercenaire belge indique aux parachutistes du colonel Manificat qu’un convoi d’une soixantaine de camions a pris la direction du sud. Une équipe suit cette piste et tombe rapidement sur des véhicules accidentés abandonnés par les Katangais dans leur fuite. Puis des hommes du 1er RPIMa s’envolent à bord d’un hélicoptère emprunté à Mobutu à destination de la ville de Dilolo, à la frontière zaïro-angolaise. Ils sont toujours à la recherche des Katangais et de leurs otages, dont les corps seront finalement découverts plus tard à Kolwezi. La CIA fournit des photographies de la région pour localiser les colonnes rebelles. « Nous sommes restés en contact avec l’UNITA, rapporte Patrick Manificat. Ils ont monté plusieurs embuscades pour éliminer les Katangais qui avaient fui Kolwezi[104]. »
En accord avec le SDECE, l’UNITA de Jonas Savimbi exécute en effet, le 27 mai et le 6 juin 1978, des centaines de Katangais ainsi que leurs conseillers cubains et est-allemands. Des représailles de grande ampleur à propos desquelles la France restera très discrète. Le SDECE veut remercier Savimbi pour cette vengeance menée en son nom, comme le révèle un de ses anciens officiers : « C’est à la suite de cette opération contre les Katangais que nous avons décidé de renforcer notre aide à l’UNITA. Savimbi avait une enclave protégée près de la frontière angolo-zaïroise, et nous avons continué de lui livrer des armes, notamment chinoises, avec l’appui de Mobutu[105]. »
Mais voilà : quelques mois plus tard, en février 1979, la révolution iranienne, qui fait chuter le régime pro-occidental du shah, provoque un choc pétrolier mondial. Les ressources de l’Angola intéressent soudainement la France et son groupe pétrolier Elf. Giscard et son Premier ministre Raymond Barre, qui souhaitent aussi réchauffer leurs relations avec Moscou, décident de nouer des liens plus cordiaux avec le régime de Luanda. Cela implique de geler l’aide française procurée clandestinement à ses ennemis de l’UNITA. L’ordre formel de l’Élysée met en colère le directeur du SDECE, Alexandre de Marenches, qui promet de « doubler » le président. Les photos qu’il transmet à Giscard, montrant les sabotages de voies ferrées réussis par l’UNITA, n’y changent rien[106].
Savimbi apprend fin 1979 qu’il est lâché par la France. Le SA est prié de ne plus opérer à ses côtés. Le groupe Elf est autorisé à explorer les fonds angolais et y trouvera des gisements importants à partir de 1981. Même s’il poursuit discrètement son action par des voies indirectes, le SDECE est contré par les intérêts pétroliers. Son soutien plus franc à Savimbi ne pourra reprendre qu’après 1982.
Les dessous de la géopolitique africaine recèlent d’autres mystères. Car les mercenaires de Bob Denard ont également l’aval secret de l’Élysée pour mener des coups d’État. En janvier 1977, ils lancent l’opération Crevette, au Bénin, pour faire tomber le dirigeant prosoviétique Mathieu Kérékou. Mais cette tentative de putsch avorte lamentablement, les mercenaires abandonnant dans leur fuite des documents précieux sur leurs plans d’action.
Malgré cet échec cuisant, René Journiac, le « Monsieur Afrique » de Giscard, continue de miser sur Denard. En 1978, c’est aux Comores, situées dans l’océan Indien, tout près de l’île française de Mayotte, que le « soldat de fortune » sous-traitant du SDECE va œuvrer à nouveau. En 1975, avec le feu vert de Paris, il y a installé de force un nouveau président, Ali Soilih, considéré alors comme un ami de la France. Mais ce dernier s’est rapidement transformé en un tyran fou et sanguinaire, de plus en plus incontrôlable, donc embarrassant, au point d’être surnommé « le Pol Pot de l’océan Indien ». Début 1978, Bob Denard décide de l’écarter afin de remettre en place son prédécesseur, Ahmed Abdallah. Informé, l’Élysée donne son aval. « C’était plus commode que cela passe par Denard, explique un ancien du SDECE. La France ne voulait pas apparaître officiellement[107]. »
Une cinquantaine de mercenaires menés par Denard débarquent dans la nuit du 12 au 13 mai 1978 sur une plage des Comores et prennent le contrôle de l’archipel, moyennant quelques morts. Puis, aux côtés du président Abdallah, ils réorganisent l’administration du pays. Denard profite de la situation pour mettre en place une garde présidentielle composée de six cents Comoriens encadrés par ses fidèles. En septembre 1978, l’Élysée, qui surveille cette affaire de près, lui demande de quitter provisoirement les Comores pour se faire plus discret. Mais Giscard veut garder le contrôle de la situation sur place. Il y envoie alors l’ancien bras droit de Denard, René Dulac.
Ce dernier garde le souvenir des conditions dans lesquelles cette demande lui a été faite : « J’étais à Libreville et, a priori, je ne voulais pas partir aux Comores. Mais le président Omar Bongo m’a convoqué pour me dire que Giscard voulait cette opération. Il a appelé devant moi son ambassadeur à Paris pour en avoir la confirmation. On m’a ensuite demandé de venir à Paris. Je suis allé à l’Élysée voir René Journiac, le spécialiste des questions africaines, qui m’a bien confirmé la mission. J’ai simplement répondu que je ne voulais pas rester aux Comores plus de quelques mois, parce que je ne voulais pas me mêler des affaires de Denard[108]. »
René Dulac assure donc un relais transitoire, avant de se brouiller définitivement avec Denard, qui tire toujours les ficelles aux Comores. Le 23 novembre 1978, à l’Élysée, René Journiac revoit Bob Denard, qui est chargé de préparer la suite[109]. Avec l’aval de Journiac, le mercenaire négocie notamment un accord pour que les Sud-Africains financent la garde présidentielle d’Abdallah. À partir de septembre 1979, les services secrets du régime de l’apartheid en couvrent l’essentiel des frais ; en échange, leur utilisation du territoire comorien comme base logistique et l’installation d’un centre de transmissions sont tolérées.
Durant une décennie, Bob Denard s’impose en véritable proconsul de ce mini-État islamique, comme au temps des colonies. Il y fait des affaires et les trafics se multiplient. Paris et Pretoria couvrent ses agissements. Le pion Denard leur est utile.
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Depuis la dissolution du 11e Choc, en décembre 1963, le SDECE n’a plus de force spéciale cohérente. Il dispose seulement d’un état-major d’action clandestine (le Centre d’instruction des réserves parachutistes — CIRP — au fort de Noisy-le-Sec) ; d’un réservoir de spécialistes (sabotage, effraction, radio, etc.) avec le Centre d’entraînement spécialisé (CES) de Cercottes ; d’un détachement de nageurs de combat (le Centre d’instruction des nageurs de combat — CINC — à Ajaccio) ; d’une flotte d’avions (le Groupe aérien mixte — GAM — 56 à Évreux) ; enfin, d’un navire (l’
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Entretien avec l’auteur, juillet 2013. Voir aussi Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer,
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Christine Ockrent et Alexandre de Marenches,
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Entretien avec l’auteur, mai 2013. La couverture de ce coup d’État par le SDECE sera confirmée en 2006 par les auditions de Michel Roussin devant la justice lors du procès de Bob Denard pour l’organisation d’un autre coup d’État aux Comores en 1995. Voir le jugement du tribunal de grande instance de Paris du 20 juin 2006.