Giscard ne se contente pas d’agir par procuration. Dans certains cas extrêmes, ce chasseur de grands fauves envisage l’élimination directe de chefs d’État. À la fin de son mandat, sa principale cible se nomme Mouammar Kadhafi. Le remuant colonel, qui a pris la tête d’une junte militaire en Libye après un coup d’État en 1969, multiplie les initiatives visant à déstabiliser ses voisins, principalement la Tunisie, l’Égypte et le Tchad. Il finance des mouvements terroristes et fait exécuter des opposants libyens en Europe. Il abrite dans son désert des camps d’entraînement pour les « révolutionnaires » du monde entier, qu’il s’agisse de Carlos ou des militants irlandais de l’IRA.
« Je pensais que c’était un homme dangereux pour l’Occident », avouera Alexandre de Marenches. Reconnaissant que tous les services alliés songeaient depuis de très nombreuses années à « éliminer [Kadhafi] d’une façon ou d’une autre », il affirmera dans ses Mémoires qu’il n’y a jamais vraiment eu d’« action organisée et importante » en vue de la réalisation de cet objectif, ni d’ordre en ce sens du président Giscard d’Estaing. Le président égyptien Sadate aurait bien demandé à Marenches son concours, en mars 1978, pour se « défaire » de Kadhafi, mais le patron du SDECE aurait répondu que son service ne pratiquait pas ce genre d’opération[110]. Un pieux mensonge. Car le SDECE a bien été mêlé à plusieurs attentats et tentatives de coups d’État visant à liquider le leader libyen, avec l’aval de l’Élysée.
Ainsi, dès 1977, les services secrets français aident leurs homologues égyptiens à soutenir une opposition libyenne autour de Mahmoud El Moghrebi et à animer une guérilla à la frontière égypto-libyenne. Le SA d’Alain de Gaigneron de Marolles est en première ligne dans ce combat. Ses artificiers s’occupent de fournir des explosifs pour des attentats en Libye.
Mais Kadhafi tient bon. Le 1er septembre 1979, lors d’une visite à Benghazi, il échappe miraculeusement à une tentative d’assassinat fomentée par les services égyptiens et leurs amis français. Il poursuit même ses campagnes destinées à accélérer la chute de son voisin tunisien, notamment en provoquant un soulèvement dans la zone de Gafsa début 1980. Le SDECE réplique en aidant les Tunisiens à reprendre la ville. Le 27 juin 1980, un avion de ligne de la compagnie italienne Itavia explose en vol près de la petite île d’Ustica, au large de la Sicile. L’enquête menée en Italie au cours des années suivantes évoquera — sans pouvoir l’établir formellement — l’hypothèse d’un tir de missile effectué par erreur par un avion de chasse occidental, peut-être français, qui aurait confondu l’appareil d’Itavia avec un DC9 devant transporter le colonel Kadhafi en Pologne. Le mystère demeurera entier sur cette catastrophe[111].
De manière plus certaine, le SDECE, en août 1980, soutient un complot contre le Guide libyen. Le plan est le suivant : des militaires doivent se rebeller à Tobrouk, puis prendre Benghazi et tuer Kadhafi. La 9e brigade libyenne entre effectivement en révolte le 5 août 1980, mais le putsch, organisé par le chef de la sécurité militaire locale, le commandant Driss Chehaibi, échoue[112]. Ce fiasco entraîne quelques règlements de compte au sein du SDECE. Homme fort du service et, à ce titre, objet de nombreuses jalousies, Alain de Gaigneron de Marolles, alors directeur du renseignement et chef d’orchestre de ces opérations en Libye, est accusé de court-circuiter sa hiérarchie pour prendre l’aval directement auprès de l’Élysée. Il est contraint de donner sa démission du SDECE en octobre 1980.
Toutefois, ni Giscard ni le SDECE n’abandonnent totalement l’idée d’éliminer Kadhafi. Lorsque l’ultra-conservateur Ronald Reagan arrive à la Maison-Blanche, le 20 janvier 1981, ses lieutenants entendent rapidement montrer qu’ils peuvent jouer les shérifs. Considéré comme le principal soutien du terrorisme international, Kadhafi, qui a aidé son allié tchadien Goukouni Oueddei à prendre le pouvoir à N’Djamena en décembre 1980, fait partie des cibles possibles. Comble de la provocation, le leader libyen a même recruté des mercenaires américains pour préparer ses soldats d’élite à opérer au Tchad. « Quoi qu’il essaie de faire, nous nous opposerons à lui[113] », dit-on alors au département d’État. « Kadhafi était un serpent dangereux. Nous avons décidé de lui couper la tête[114] », se souvient Richard Allen, qui était le conseiller à la Sécurité nationale de Reagan.
Début 1981, la France discute ouvertement avec les services américains de plans visant à éliminer Kadhafi. « Nous préparions ensemble, avec le président Sadate, une intervention en Libye, confirmera Valéry Giscard d’Estaing. Le point de départ a été la visite à la Maison-Blanche d’Alexandre de Marenches, le directeur du SDECE […]. Ronald Reagan lui a dit plusieurs fois : “J’ai besoin d’une victoire.” Nous lui avons répondu : “Vous voulez une victoire : il serait important d’apaiser la Méditerranée[115].” »
Durant le printemps, le SDECE se joint aux préparatifs avec les services secrets américains et égyptiens. Des commandos du SA s’entraînent à des opérations d’infiltration. Le Guide libyen doit être éliminé lors d’un attentat qui sera perpétré à Benghazi. Le 6 mai 1981, les États-Unis ferment l’ambassade de Libye à Washington, soupçonnée de préparer des actions terroristes sur le territoire américain. Le complot contre Kadhafi est presque prêt. Giscard a donné son feu vert à ce renversement, qui doit conduire à la mort de l’ennemi désigné. Mais, le 10 mai 1981, il est battu par François Mitterrand au deuxième tour de l’élection présidentielle. Lors de la passation de pouvoirs, le 21 mai, le nouvel élu, dans le plus grand secret, est mis au courant de l’opération programmée. Il refusera d’y donner suite.
Kadhafi a ainsi sauvé sa tête pour quelques années.
5.
La valse des exécutions sous l’ère Mitterrand
« Nous n’avons jamais autant travaillé que sous Mitterrand. » Cet aveu surprenant provient d’un vieux routier du SA, un officier qui a exécuté des dizaines de missions, de l’Afrique au Liban, dans les années 1980 et 1990. Peu suspect de sympathie envers l’ancien président socialiste, le militaire au port raide et aux mots soigneusement pesés se souvient que ce dernier n’hésitait pas à se servir du bras armé des services secrets. « Il exigeait des opérations immédiates, pressantes, et il ne semblait pas effrayé par la violence[116] », témoigne-t-il. Une telle résolution peut paraître étonnante, tant François Mitterrand a gardé l’image d’un président assez peu guerrier et très méfiant à l’égard des militaires comme de ses propres services secrets. Sans compter qu’il a été élu le 10 mai 1981 avec un programme annonçant l’abolition de la peine de mort et prônant la quasi-disparition du SDECE, assimilé à une officine de barbouzes !
Le paradoxe n’est qu’apparent. Dès son arrivée à l’Élysée, François Mitterrand endosse avec délectation les habits de président taillés par son ancien rival, le général de Gaulle, et toutes les prérogatives de chef des armées qui vont avec. Son ministre de la Défense, Charles Hernu, fidèle parmi les fidèles et homme de réseaux, est un partisan convaincu de la dissuasion nucléaire. Il nomme à la tête du SDECE l’un de ses amis francs-maçons, Pierre Marion, polytechnicien passé par l’industrie. Le service semble tétanisé par l’arrivée de ministres communistes au sein du gouvernement. Des documents internes ont été détruits par précaution. Nombre de cadres s’inquiètent d’une possible chasse aux sorcières.
110
Christine Ockrent et Alexandre de Marenches,
111
Voir notamment Claude Faure,
113
Rapporté dans l’interview de David Zweifel, ancien directeur des Affaires nord-africaines au département d’État, 3 septembre 1996,
115
Interview de Valéry Giscard d’Estaing dans