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Le 17 juin 1981, dans la caserne du boulevard Mortier, siège du SDECE situé aux portes de Paris, l’ancien directeur démissionnaire, le comte Alexandre de Marenches, anticommuniste viscéral proche des Américains, laisse la place à son successeur dans une ambiance glaciale. Pierre Marion découvre une curieuse maison, divisée, affaiblie, peu productive, quasiment dépourvue d’agents dans les pays du bloc soviétique. « Il n’y a rien à l’Est ? demande-t-il. Enfin, messieurs, où est donc la menace : à l’Est ou à l’Ouest[117] ? » Dès son arrivée, Pierre Marion, peu au fait des subtilités politiques et des arcanes des services, s’emporte contre les dysfonctionnements de la maison. Il réorganise la direction et fait valser les têtes, des chefs de poste au patron du SA, le colonel Georges Grillot, trop marqué à droite[118]. Les soldats d’élite du 1er RPIMa, basés à Bayonne et qui servaient depuis quelques années de vivier pour les opérations paramilitaires du SA, sont remis à la disposition de leur corps d’origine.

François Mitterrand confie à Pierre Marion le soin de dresser un tableau détaillé de l’état du SDECE, qu’il juge médiocre. Certains de ses conseillers verraient d’un bon œil qu’on dissolve définitivement ce service. Lorsque Pierre Marion, accompagné de son chef de cabinet, Pierre Lethier, un officier saint-cyrien entré dans la maison en 1977, remet son rapport au président de la République, à la mi-janvier 1982, ce dernier tranche en faveur d’une refondation, et non d’une disparition. Par décret du 2 avril 1982, le SDECE se transforme en Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Les consignes concernant les opérations clandestines, notamment les opérations Homo, sont d’abord très prudentes. Dès le mois de juin 1981, Pierre Marion a informé le président que le SDECE avait bien préparé des plans pour assassiner le leader libyen, Mouammar Kadhafi. « Ne donnez pas suite, lui a dit Mitterrand, c’est contraire à ma philosophie politique[119]. » Malgré de fortes pressions américaines, qui s’intensifieront jusqu’en 1986, l’Élysée refusera obstinément de participer à une opération visant à éliminer Kadhafi[120]. Néanmoins, l’interventionnisme de ce dernier en Afrique, notamment au Tchad, continuera de poser des problèmes à François Mitterrand, qui devra employer les grands moyens, y compris clandestins, pour le contrer.

Un ambassadeur assassiné par les Syriens

Pour l’heure, Mitterrand, tout juste élu, marche sur des œufs. Souhaitant abolir la peine de mort, il se dit opposé par principe aux opérations Homo et charge son chef d’état-major particulier, le général Jean Saulnier, de donner son aval technique à d’éventuelles exceptions. Ce dernier cultive ses contacts au SDECE, avec lequel il aura des relations souvent tendues, tout en confiant des tâches ponctuelles à un ancien du service, Philippe Rondot, expert du monde arabe devenu consultant pour le Quai d’Orsay, avant d’être recruté par la DST[121]. Envoyé plusieurs fois en mission, notamment en Irak dès l’automne 1981, Rondot livre au général Saulnier des analyses détaillées sur la scène régionale, de l’Iran au Liban.

Or la donne change rapidement. Le terrorisme moyen-oriental frappe la France directement. Le 4 septembre 1981, l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare, est assassiné par un commando de tueurs. Ce qui devait être un simple enlèvement vire au drame. Les assaillants tirent sur la Peugeot 604 de l’ambassadeur alors qu’elle est arrêtée à un barrage sur la route conduisant à sa résidence, à Beyrouth-Ouest. Âgé de cinquante-neuf ans, Louis Delamare avait multiplié les initiatives pour réconcilier les factions libanaises et s’opposait aux visées syriennes sur ce pays. Quelques jours plus tôt, le 30 août, il avait organisé une rencontre entre le nouveau ministre français des Affaires étrangères, Claude Cheysson, et le leader palestinien de l’OLP, Yasser Arafat, très mal vu à Damas.

L’assassinat a lieu dans la capitale libanaise sous les yeux des soldats syriens, qui n’interviennent pas et laissent repartir les tueurs à moto. Ceux-ci sont assez vite identifiés comme des membres des Chevaliers rouges, une milice mise en place par Rifaat el-Assad, le très influent frère du président syrien, pour intervenir au Liban[122].

Pour les services secrets français, qui sont notamment aidés par leurs homologues de l’OLP, les indices concordent. Ce meurtre constitue l’une des premières manifestations d’un terrorisme d’État appelé à se répandre. Le commanditaire ne peut être qu’un seul homme : Hafez el-Assad, le président syrien, qui tient son pays d’une main de fer. La Syrie adresse un avertissement à la France sur le thème : ne vous mêlez pas de nos affaires au Liban. François Mitterrand le comprend rapidement. « Je n’ai pas de preuves formelles, mais je suis convaincu que les Syriens sont responsables de l’assassinat de notre ambassadeur à Beyrouth », confie-t-il, le 18 octobre 1981, au secrétaire d’État américain, Alexander Haig, en marge des fêtes du bicentenaire de la bataille de Yorktown, aux États-Unis. Pour Mitterrand, « la Syrie a décidé que personne ne devait toucher au Liban » et que nul ne devait discuter « directement avec les Palestiniens ». Or l’ambassadeur était « très bien avec toutes les parties, ce qui mettait les Syriens en difficulté[123] ».

Quelques années plus tard, lors d’une conversation téléphonique avec le président George H.W. Bush, François Mitterrand réitérera sa conviction que plusieurs États, dont l’Iran, la Libye et la Syrie, ont pratiqué le terrorisme, faisant notamment référence au meurtre de l’ambassadeur : « Pour la Syrie, c’est clair avec l’assassinat de Delamare[124]. »

Damas désigné coupable par l’Élysée

Aux yeux de François Mitterrand, cet attentat contre un ambassadeur marque un tournant. La France, qui semblait jusque-là préservée par le terrorisme moyen-oriental, est dorénavant dans le viseur. Sa politique étrangère, qui consiste à ménager l’OLP et à rassurer Israël — où Mitterrand se rend en mars 1982 — tout en préservant le Liban, lui vaut des ennemis. « On a fait passer des notes à Mitterrand sur le fait que la Syrie était responsable, se souvient un proche collaborateur de Pierre Marion. Le président a bien compris que la guerre était désormais ouverte. Il a donné des consignes pour que nous puissions agir de manière très large au Liban, y compris par la violence[125]. »

Suivant ces indications, le patron du SDECE décide de renforcer la présence de son service à Beyrouth, devenu le point de crispation des tensions régionales. Une vingtaine d’agents, dont une cellule du SA à partir d’avril, gagnent la capitale libanaise afin de mener l’enquête et de monter des opérations. Écoutes tous azimuts, infiltrations, retournement de terroristes, filatures, photos : tous les moyens sont mobilisés pour décoder le bourbier libanais, où s’entremêlent chrétiens, chiites, sunnites, druzes, Palestiniens, Syriens, sans oublier l’armée libanaise et ses services. Les espions français sont surtout très introduits au sein des factions et milices chrétiennes.

Des dossiers d’objectifs remontent à Paris, tandis que la cellule antiterroriste du SDECE — le service K-Terro, animé par le lieutenant-colonel Joseph Fourrier, un ancien de la guerre d’Algérie — complète les analyses. Les plus hautes autorités de l’État estiment que l’assassinat de Louis Delamare ne peut rester sans réponse. François Mitterrand l’aurait promis à la veuve de l’ambassadeur. D’autant qu’une vague d’attentats, également attribués à des Syriens, aggrave la tension.

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117

Pierre Marion, La Mission impossible. À la tête des services secrets, Calmann-Lévy, 1991, p. 22.

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118

Voir Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer, Histoire politique des services secrets français, op. cit., p. 372–373 ; et Claude Faure, Aux Services de la République, op. cit., p. 466–467.

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119

Pierre Marion, La Mission impossible, op. cit., p. 35.

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120

Voir Vincent Nouzille, Dans le secret des présidents, op. cit., p. 88–114.

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121

Ancien du SA, Philippe Rondot a été injustement accusé d’avoir eu des liens avec les services secrets roumains lorsqu’il se trouvait à Bucarest dans les années 1970. Évincé du SDECE en 1977, il a été, en réalité, victime de règlements de compte internes. En 1979, grâce à Jean-Louis Gergorin, Rondot est devenu un expert au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d’Orsay, et il a commencé à travailler pour l’Élysée sur les dossiers du Moyen-Orient. Ses missions se multiplient après mai 1981, à la demande du général Saulnier.

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122

Dans une enquête publiée le 26 février 1982, le quotidien Libération, sous la plume de Jean-Louis Péninou, donnera des indications sur les noms des quatre membres présumés du commando ayant assassiné Louis Delamare, précisant leurs liens avec les services de sécurité syriens et leur appartenance aux Chevaliers rouges. TF1 confirmera ces pistes syriennes dans un reportage de Michel Honorin diffusé le 21 avril 1982. Voir aussi Jean-René Belliard, Beyrouth. L’enfer des espions, Nouveau Monde Éditions, 2011, p. 237.

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123

Memorandum of Conversation, Haig-Mitterrand Conversation at Yorktown, 18 octobre 1981, Reagan Library, Californie.

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124

Entretien téléphonique entre le président François Mitterrand et le président George Bush, 8 novembre 1991, archives de la présidence de la République, 5AG4, CD 75, Archives nationales.

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125

Entretien avec l’auteur, septembre 2013.