« Nous étions une équipe de six à huit personnes, avec un équipement de tir de précision, se souvient Philippe Legorjus, l’un des membres du GIGN dépêchés sur place. Il y avait des snipers partout qui nous tiraient dessus. Notre objectif était de repérer les snipers dans la zone du port et de les neutraliser. Nous étions harcelés, et il y a eu pas mal d’échanges de tirs. Comme nous étions entraînés, nous avons répliqué, en faisant de gros cartons. On se mettait en position à deux cents ou trois cents mètres. Il fallait organiser nos emplacements, puis changer systématiquement de position après avoir tiré. Cela a duré deux jours non stop. Nous avons été parmi les derniers à embarquer sur des Zodiac. Il n’y a pas eu de morts côté français, pas de blessés chez nous, mais beaucoup de morts en face[136]. »
Le 30 août 1982, Yasser Arafat quitte Beyrouth avec ses troupes sur des ferry-boats grecs, protégé par des légionnaires et des gendarmes du GIGN, puis par une escorte de navires français et américains. Le leader de l’OLP, qui s’installe d’abord à Tripoli, au nord du Liban, avant d’être à nouveau évacué fin 1983 vers Tunis, sera toujours redevable à François Mitterrand de ce sauvetage in extremis. D’autant que ses archives et son trésor de guerre ont aussi été préservés grâce à l’aide des Français.
En coulisses, au lendemain des attentats, les services secrets sont également mobilisés. Juste avant son intervention télévisée du 17 août, le président tient une réunion à l’Élysée avec ses proches collaborateurs, des patrons des services de police et de la DGSE. François Mitterrand explique qu’il faut « déclarer la guerre au terrorisme », devenu la priorité numéro un de la France. Le ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, demande des « actions préventives », et le ministre de la Défense, Charles Hernu, suggère l’emploi de la force si nécessaire[137]. Mais la création de la cellule antiterroriste sous l’égide du commandant Prouteau est interprétée comme un signe de méfiance à l’égard de la DGSE et de la DST. Dans la précipitation, une certaine confusion s’installe.
Le 26 août, Charles Hernu et Joseph Franceschi visitent le centre de Cercottes, qui dépend du SA. Après une présentation des matériels explosifs et plusieurs démonstrations, ils annoncent aux responsables qu’il leur faut réorienter leur action vers la lutte antiterroriste. Avec une nouvelle exigence née du contexte de crise : la réaction aux attentats doit être immédiate. Officier à la DGSE, le commandant Alain Mafart, qui sera arrêté en 1985 en Nouvelle-Zélande à la suite de l’affaire du Rainbow Warrior, rapporte l’épisode en ces termes : « Une nouvelle doctrine est en train de voir le jour. Elle aura par la suite des conséquences particulièrement dommageables : elle concerne la rapidité de réaction que l’on va exiger du service. À partir de 1982 — sous la contrainte de demandes politiques pressantes — émerge donc l’idée que la riposte à une action terroriste doit intervenir immédiatement[138]. »
On parle désormais de lancer des opérations en deux ou trois semaines, là où les spécialistes du SA savent qu’elles nécessitent plusieurs mois. Par exemple, l’un des nageurs de combat du SA, basé à Aspretto, se voit chargé d’improviser en deux semaines une opération Homo contre un terroriste. Après avoir passé quelques jours enfermé dans un bureau du fort de Noisy-le-Sec, quartier général du SA, l’agent conclut que l’assassinat est irréalisable dans le délai imparti. Chose rarissime, il refuse la mission. Alors qu’il redoute une sanction disciplinaire en conséquence, ses supérieurs ne lui en tiennent finalement pas rigueur : ils abandonnent le projet, trop mal préparé[139].
Dans les hautes sphères de l’État, le fossé grandit entre les partisans d’actions fermes et les avocats de la diplomatie. Le cloisonnement des services et l’absence de coordination accentuent les divisions. Fort des déclarations martiales de l’Élysée, Pierre Marion prépare, à la fin de l’été 1982, une liste de terroristes à éliminer sur le continent européen, y compris en France : douze personnes basées en Europe, dont cinq à Paris, toutes suspectées de jouer un rôle actif dans l’animation de réseaux ayant signé des attentats contre la France. Elle est établie à partir des enquêtes menées par la DGSE depuis des mois[140]. Des commandos du SA composés de quatre hommes commencent les préparatifs en vue d’atteindre leurs cibles respectives : repérages, filatures, mise au point des filières d’exfiltration des agents une fois les exécutions effectuées. Pour masquer les commanditaires, ces actions devront pouvoir être attribuées à des groupes terroristes rivaux.
Cependant, lors d’une brève entrevue à l’Élysée avec le président, Pierre Marion se voit opposer un non catégorique : les opérations proposées n’auront pas lieu. François Mitterrand craint sans doute des ratés. Il rechigne aussi à frapper en France et dans les pays voisins. Enfin, en termes d’efficacité, il semble faire davantage confiance à l’équipe Prouteau qu’à celle de la DGSE. Pierre Marion, dont les foucades agacent de plus en plus le président, est de moins en moins écouté. Son seul allié au sein de l’Élysée est désormais François de Grossouvre, conseiller de Mitterrand à l’Élysée qui suit de près les affaires libanaises.
Pierre Marion ne baisse pas les bras. Il concocte un autre plan visant à la destruction de deux immeubles de Beyrouth qui abritent des terroristes. Des experts du SA sont envoyés sur place pour étudier la faisabilité de l’attentat. Mais, une fois de plus, le président Mitterrand refuse. Lors d’une entrevue tendue, fin août, il explique à Pierre Marion : « Je ne vous autorise à tuer que Carlos et Abou Nidal. » Au nom de ces deux terroristes internationaux, le patron de la DGSE réagit vivement : « Monsieur le Président, vous lancez le bouchon trop loin. Carlos est dans une forteresse en Tchécoslovaquie. Quant à Abou Nidal, il était encore récemment dans un camp retranché en Irak ; d’après nos renseignements, il vient de passer avec armes et bagages en Syrie, où il doit bénéficier d’une protection au moins aussi efficace. Nous ne pouvons les atteindre[141]. »
Pierre Marion est surpris : la réaction de François Mitterrand signifie que, au-delà de son opposition de principe aux opérations Homo, il est prêt à tolérer ouvertement des exceptions pour certains terroristes. Quelques mois plus tard, ayant écarté Pierre Marion de la DGSE, le président réitère la même consigne orale à son successeur, l’amiral Pierre Lacoste : « Dès ma prise de fonction, je lui ai posé la question sur les opérations Homo, et Mitterrand m’a dit : “Moi, je ne ferai jamais ces choses-là, sauf à la rigueur pour Carlos et Abou Nidal[142].” » Ce seront les seuls ordres d’exécution formels qu’exprimera le président durant ses premières années à l’Élysée. « En réalité, Mitterrand a repris des consignes qui avaient déjà été édictées sous Giscard. Et ce sont paradoxalement les seules qui n’ont pas été suivies d’effet[143] », tempère un ancien collaborateur de l’amiral Lacoste.
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Alain Mafart,