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De fait, Mitterrand a bien ordonné secrètement des rétorsions après l’assassinat de l’ambassadeur Delamare. Il a également donné des feux verts « généraux » à des opérations violentes, sans forcément entrer dans les détails d’exécution. Face à lui, les directeurs de la DGSE garderont toujours des marges de manœuvre pour proposer, de manière informelle, des représailles et des actions secrètes.

La traque de Carlos

Cible désignée par Mitterrand, Ilich Ramírez Sánchez, alias Carlos, a un parcours de terroriste chevronné. Il est notamment accusé d’avoir tué deux policiers de la DST à Paris en juin 1975. Depuis lors, les services français le pourchassent, et ils ont déjà failli le neutraliser à plusieurs reprises[144]. Mais Carlos continue de défier la France. Début mars 1982, il envoie une lettre au ministre de l’Intérieur, Gaston Defferre, exigeant que la justice française libère deux de ses amis, Magdalena Kopp et Bruno Bréguet, arrêtés le 16 février à Paris. L’attentat contre le train Capitole le 29 mars 1982 serait la conséquence du refus français d’obtempérer. Carlos a aussi envisagé d’abattre le ministre de la Justice, Robert Badinter, et François de Grossouvre. En réalité, il s’est mis au service des Syriens dans leur guerre secrète contre Paris.

Carlos devient la bête noire de Gaston Defferre, qui se dit prêt à tout pour l’attraper, y compris à aller le trouver pour lui parler face à face… Un jour de décembre 1982, Yves Bonnet, patron de la DST — les services secrets intérieurs —, reçoit la visite du chef de poste de la CIA à Paris, John Seidel. Celui-ci l’informe que, selon une source libanaise sûre, Carlos doit quitter Damas pour aller passer les fêtes de fin d’année dans un grand hôtel à Gstaad, en Suisse. Aussitôt prévenu, Defferre donne ses consignes à Bonnet : « Il ne faut pas laisser passer l’occasion ; il faut le descendre. Bien entendu, il vous revient. » Mais la DST n’est pas officiellement habilitée à intervenir à l’étranger et ne dispose pas de commando pour monter une telle opération. De plus, Yves Bonnet rechigne à transmettre l’affaire à la DGSE, la maison rivale, avec laquelle ses relations sont exécrables.

Gaston Defferre demande donc au commandant Christian Prouteau de s’en charger[145]. Chef de la cellule antiterroriste de l’Élysée, ce dernier a réuni quelques hommes au sein d’un petit Groupe d’action mixte (GAM), son bras armé, qui commence à opérer de manière officieuse — que ce soit en Corse contre des nationalistes ou pour traquer des mercenaires d’extrême droite qui auraient fomenté un projet d’attentat contre Mitterrand.

Depuis l’Élysée, le GAM prépare l’opération contre Carlos, non sans lancer quelques coups de sonde du côté de la DGSE, comme se le rappelle l’amiral Pierre Lacoste, alors patron des services secrets : « Ils sont venus me voir pour qu’on assassine Carlos, qui était soi-disant dans une station de sports d’hiver en Suisse. J’ai refusé, parce que cela ressemblait à un coup tordu. De toute façon, Carlos n’était pas là-bas[146]. » Effectivement, l’équipe envoyée sur place par Prouteau revient bredouille. « Si un terroriste célèbre était dans cette ville, et nous n’avons pas pu trouver de preuves correspondantes, ce n’était pas Carlos », résume le commandant dans une note à Mitterrand, tout en continuant d’insister sur l’importance de « faire le nécessaire » pour l’éliminer s’il était localisé[147].

Il faudra attendre plus d’une décennie pour que le terroriste soit à nouveau repéré par la CIA et la DST. Chassé de Syrie après la guerre du Golfe, Carlos se réfugiera au Soudan, où les Américains retrouveront sa trace en 1993. Dans l’entourage du ministre de l’Intérieur de l’époque, Charles Pasqua, l’hypothèse d’une exécution sera alors à nouveau sérieusement étudiée, avant d’être écartée. En août 1994, avec l’aide des Soudanais, le général Philippe Rondot et Jean-François Clair, haut responsable de la DST, parviendront à faire capturer Carlos à Khartoum et à le faire rapatrier en France pour qu’il comparaisse devant des tribunaux français.

Tractations secrètes avec Abou Nidal

L’autre terroriste dans le collimateur de Mitterrand, le Palestinien Abou Nidal, est un dissident de l’OLP, avec laquelle il est entré ouvertement en guerre. Attentats, prises d’otages, exécution de fidèles d’Arafat, attaques de synagogues : le groupe d’Abou Nidal a de nombreux faits d’armes sanglants à son actif. Longtemps protégé par l’Irak de Saddam Hussein, il serait en train de trouver refuge à Damas auprès du régime anti-irakien de Hafez el-Assad.

Dès le lendemain de l’attentat de la rue des Rosiers, en août 1982, la DGSE obtient des informations selon lesquelles Abou Nidal serait l’organisateur de cet attentat. Les armes utilisées, des pistolets-mitrailleurs tchèques WZ 63, permettent de corroborer cette implication : Abou Nidal en a déjà fait usage lors d’attentats commis à Vienne et à Londres. Le Mossad israélien confirme également cette piste, de même qu’Issam Sartaoui, un des hauts représentants de l’OLP, qui sera assassiné en avril 1983 par des tueurs d’Abou Nidal au Portugal. En échange d’une certaine liberté de mouvement en France, les proches d’Arafat passent un accord secret avec la DGSE pour l’aider dans sa traque.

À défaut de pouvoir atteindre Abou Nidal, les services français tentent des approches plus indirectes. Fin août 1982, Pierre Marion demande au président Mitterrand son feu vert pour prendre contact avec les responsables syriens, dont Rifaat el-Assad, le frère du président, considéré comme l’un des chefs des services secrets. Le but est de lui faire passer un message : la Syrie doit convaincre son nouveau protégé, Abou Nidal, de cesser sa campagne d’attentats en France ou contre des Français. Mitterrand donne son accord de principe.

En septembre, plusieurs entretiens entre François de Grossouvre, Pierre Marion et Rifaat el-Assad ont lieu près du golf de Saint-Nom-la-Bretèche. Le Syrien se défend de toute responsabilité dans les attentats de l’été 1982. Pierre Marion insiste : « Si la vague d’attentats se prolonge, nous n’aurons pas d’autre alternative que de frapper les organisations et les personnes que nous avons détectées. » Rifaat el-Assad n’apprécie guère le ton vif de ces propos. Il finit cependant par concéder : « Vous pouvez compter sur ma parole. Abou Nidal n’agira plus contre vous[148]. »

Mais les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent. À cette date-là, la localisation d’Abou Nidal en Syrie, présumée par la DGSE, n’est pas confirmée par d’autres services français, et la campagne d’attentats se poursuit. De plus en plus isolé au sein de la DGSE, le colérique Pierre Marion perd définitivement la confiance de Mitterrand, qui le juge incontrôlable et inefficace. Il est limogé en novembre 1982 et remplacé par l’amiral Pierre Lacoste, au caractère plus tempéré[149].

La DGSE étant provisoirement hors jeu, l’Élysée multiplie les initiatives pour tenter d’enrayer les menaces terroristes. Des émissaires sont envoyés auprès de Yasser Arafat pour obtenir des renseignements sur Abou Nidal, son ennemi. Fin septembre 1982, le général Jean Saulnier, chef d’état-major particulier du président, confie une autre mission ultra-secrète à son homme de confiance, Philippe Rondot, au moment même où celui-ci fait l’objet d’une campagne de dénigrement de la part de son ancienne maison[150]. L’objectif est de négocier directement avec Abou Nidal l’arrêt des attentats contre des intérêts français, en échange d’une neutralité à son égard. François Mitterrand donne son aval tacite à cette démarche. L’émissaire se rend notamment à Bagdad, où le terroriste a gardé des alliés.

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144

Voir supra, p. 74 sq.

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145

Rapporté dans Yves Bonnet, Contre-espionnage. Mémoires d’un patron de la DST, Calmann-Lévy, 2000, p. 195–197.

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146

Entretien avec l’auteur, juillet 2012.

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147

Note de Christian Prouteau au président Mitterrand, 11 janvier 1983, citée dans John Follain, Jackal, op. cit., p. 166.

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148

Pierre Marion, La Mission impossible, op. cit., p. 211 et 218.

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149

Comme l’indique le titre de son livre (ibid.), Pierre Marion a vécu sa période à la tête de la DGSE comme une « mission impossible » ; il ne s’estimait pas assez écouté. Il sera président d’Aéroports de Paris de 1983 à 1986. Il est décédé en 2010.

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150

En septembre 1982, le ministre de la Défense, Charles Hernu, écrit à son collègue des Affaires étrangères, Claude Cheysson, pour lui demander de tenir Philippe Rondot « éloigné de tout », car son dossier au SDECE, fourni par Pierre Marion, serait accablant. Mais ni Claude Cheysson ni le général Jean Saulnier à l’Élysée, qui a été informé d’une contre-enquête innocentant Rondot quant à ses liens supposés avec l’Est, n’en tiennent compte. Quant au successeur de Pierre Marion, l’amiral Lacoste, il fera tout pour réhabiliter Rondot, sans parvenir à le réintégrer à la DGSE. Rondot rejoindra la DST en 1983. Entretiens de l’amiral Lacoste avec l’auteur, juillet 2012 et octobre 2014.