Dès 8 heures le lendemain matin, François Mitterrand débarque à Beyrouth pour une visite surprise placée sous haute surveillance. Sur le lieu du drame, le président a la mine sombre de circonstance. Il ne cesse de questionner les chefs du contingent français sur les raisons qui les ont poussés à loger les parachutistes dans un immeuble de plusieurs étages particulièrement exposé. « Ne fallait-il pas étaler ce cantonnement au sol ? A-t-on disposé des sacs de sable[157] ? » demande-t-il. Son ton est dur, sa colère froide.
De retour à Paris, François Mitterrand fulmine toujours. Il veut comprendre et refuse de laisser ce crime impuni. Durant le Conseil des ministres du 26 octobre, il énumère les possibles commanditaires, sans privilégier aucune piste : l’Iran de Khomeiny, qui voudrait punir la France de son soutien armé à l’Irak, avec qui il est en guerre ; la Syrie de Hafez el-Assad, qui entend se poser en tuteur du Liban et leader du monde arabe ; ou encore la Libye du colonel Kadhafi, que la France affronte par ailleurs au Tchad. « Ces trois influences se conjuguent et, en même temps, elles sont rivales, commente François Mitterrand. Elles poussent à une sorte de surenchère. L’attentat qui est advenu est scientifique et bien organisé. Un petit groupe a pu certes fournir les kamikazes, mais il a fallu qu’ils soient commandés à un niveau beaucoup plus élevé. » Le président de la République souligne que Ronald Reagan, son homologue américain, envisage des représailles. « Pour ma part, poursuit-il, si je savais à qui j’ai affaire, je n’hésiterais pas, mais je me refuse à faire n’importe quoi, n’importe comment[158]. » Il insiste notamment sur ses doutes au sujet de la piste iranienne, mise en avant par les Américains.
Malgré ces hésitations apparentes, Mitterrand est déterminé. Dès l’annonce de l’attentat, il a secrètement décidé qu’il fallait répliquer. Les services de renseignement ont commencé à mener l’enquête. La DGSE émet plusieurs hypothèses : la Syrie, l’Iran et même l’URSS. Cependant, des informations de plus en plus crédibles provenant des services alliés pointent rapidement la responsabilité de l’Iran. Selon ces sources, la « main iranienne » est derrière le Djihad islamique, via des commandos suicides de la milice Amal islamique de Hussein Moussaoui, dont le fief se trouve dans la plaine de la Bekaa, mais aussi via la frange armée du Hezbollah, la nouvelle organisation chiite radicale soutenue par Téhéran. « À la fin octobre, on a acquis des certitudes sur l’implication de l’organisation chiite Amal islamique dans la réalisation des attentats, expliquera Gilles Ménage, directeur de cabinet du président Mitterrand à l’Élysée. Elle a fourni la logistique et les exécutants […]. Le recrutement du commando a été l’œuvre du clan Moussaoui[159]. » Des documents fournis par la CIA et corroborés par les services français indiquent que les responsables de ce groupe se sont réunis à Beyrouth la veille des attentats, dans une maison du quartier chiite.
Le 2 novembre 1983, dans la cour des Invalides, le président Mitterrand rend un hommage national aux victimes de l’attentat du Drakkar. Dans la foulée, informé de l’état de l’enquête, il réunit dans son bureau son ministre de la Défense, Charles Hernu, son chef d’état-major particulier, le général Jean Saulnier, et le directeur de la DGSE, l’amiral Pierre Lacoste. Celui-ci reçoit l’ordre de mener une action de représailles contre l’Iran, considéré comme le commanditaire de l’attaque du Drakkar. « Non pour se venger. Mais pour éviter que cela se renouvelle[160] », confie Mitterrand.
Depuis un an déjà, la DGSE a renforcé sa présence dans la capitale libanaise, multipliant les coups de main et recueillant des renseignements. L’amiral Lacoste a aussi envoyé des agents du SA pour protéger l’ambassadeur de France à Beyrouth, Fernand Wibaux, qui pourrait être une cible pour des tueurs. Mais, cette fois-ci, il est question d’une opération beaucoup plus ambitieuse, dictée par le souhait de rétorsion immédiate exprimé par le président. Concrètement, la DGSE propose d’organiser un attentat similaire contre l’immeuble de l’ambassade d’Iran à Beyrouth.
L’amiral Pierre Lacoste, que j’ai rencontré à plusieurs reprises, a bien voulu, pour la première fois, révéler la teneur de ses discussions à l’Élysée sur ce sujet ultra-sensible : « Dès le début, j’ai eu la certitude que les Iraniens étaient responsables, et je voulais leur donner un coup d’arrêt. Il fallait frapper fort. J’ai proposé le mode d’action, qui a été étudié et mis au point avec le chef du SA. Je suis allé voir Mitterrand à l’Élysée, et il a approuvé le principe, sans que j’entre dans le détail, car il ne le souhaitait pas[161]. »
Nom de code de l’assaut : opération Santé.
Le SA se mobilise immédiatement. L’heure n’est pas aux longues missions de « reconnaissance à fin d’action » — les « RFA », dans le jargon de la DGSE —, qui peuvent s’étaler sur plusieurs mois avant un hypothétique feu vert. Mitterrand veut agir vite et fort. Depuis la vague d’attentats qu’a connue la France à la mi-1982, c’est presque devenu une habitude : l’Élysée exige des opérations clandestines exécutées dans des délais très courts, prenant chaque fois le risque de dérapages ou de ratés.
Une vingtaine d’agents du SA, essentiellement issus du centre de Cercottes, près d’Orléans, s’embarquent à bord d’un Transall à destination de Beyrouth aux premières heures du 5 novembre 1983. L’équipe est dirigée par le chef du SA, le colonel Jean-Claude Lorblanchès, qui tient à conduire personnellement cette opération jugée stratégique. Il reste en contact permanent avec Paris et l’amiral Lacoste, qui suit l’affaire de très près. « J’ai accompagné les agents du SA jusqu’au moment où ils sont montés dans l’avion[162] », confie l’ancien directeur de la DGSE.
Un des membres de l’équipe, Jean-Michel B.[163], qui compte déjà une dizaine d’années d’expérience au sein du SA, se souvient de l’ambiance qui régnait dans le groupe lorsqu’ils ont débarqué à Beyrouth dans une quasi-improvisation. De manière exceptionnelle, il a accepté de témoigner sous couvert d’anonymat : « Nous n’avions pas dormi durant les vingt-quatre heures précédentes, car nous avions été mobilisés toute la nuit par les préparatifs, puis par le voyage. La fatigue commençait à se faire sentir. Nous étions stressés et soumis à une pression énorme. Nous savions que Mitterrand voulait absolument faire quelque chose avant les Américains. L’objectif, l’ambassade d’Iran, avait été choisi très rapidement. Et il n’y avait pas eu de reconnaissance préalable suffisamment précise sur place[164]. »
En réalité, il y a bien eu une rapide « RFA » : des agents de la DGSE se sont rendus aux alentours de l’ambassade, située dans le quartier chiite de Jnah, au sud de Beyrouth, afin de repérer les lieux. À Cercottes, les membres du commando ont également pu voir des photos du bâtiment du temps de sa construction, ce qui a permis d’étudier ses piliers de soubassement. Ils sont partis avec six cents kilos d’explosifs et des détonateurs. Arrivés sur place, ils reçoivent un rapport contenant quelques indications et de nouvelles photos. Mais personne n’a le temps de vérifier le bien-fondé des renseignements avant d’intervenir. Car les instructions sont formelles : l’assaut doit avoir lieu immédiatement. Débarqués le soir du 5 novembre, les hommes sont contraints de lancer l’opération dans la nuit.
Circulant dans des Jeep empruntées aux contingents français présents à Beyrouth, le commando se rend près de l’ambassade d’Iran vers 3 heures du matin, le 6 novembre, en se faisant passer pour de simples soldats en patrouille nocturne. Les explosifs ont été répartis en une douzaine de charges. Le mode opératoire a été choisi afin de détruire totalement l’ambassade, comme le révèlent Jean-Michel B. et Paul C., un autre membre du commando qui m’a également confié ses souvenirs[165]. L’équipe doit installer les charges dans les sous-sols en les plaçant dans des boudins de plastique sur les piliers soutenant le bâtiment, de manière à ce que l’explosion le fasse s’effondrer. Les dégâts devraient être considérables. Paris veut envoyer un message clair à Téhéran : œil pour œil… Mitterrand a également donné pour consigne d’éviter les dommages collatéraux, à savoir des victimes civiles dans les zones habitées alentour.
157
Rapporté dans Pierre Favier et Michel Martin-Roland,
158
Rapporté, d’après les documents d’archive du Conseil des ministres,