Mais le scénario ne se déroule pas comme prévu. « Nous sommes allés sur le lieu de l’objectif le premier soir, ce qui faisait notre deuxième nuit sans sommeil, se rappelle Jean-Michel B. La situation que nous avons trouvée n’était pas du tout celle qu’on nous avait décrite. Il ne devait y avoir sur place qu’un couple de gardiens avec des enfants, que nous avions prévu de capturer et d’évacuer avant l’attentat. Or nous avons trouvé une vingtaine de gardes armés et en faction à l’étage. Il y avait une mitrailleuse pointée sur nous. Les maisons avoisinantes étaient plus proches que nous ne le pensions. Nous étions censés opérer dans l’obscurité, or des projecteurs étaient braqués vers l’extérieur. Nos tireurs ont essayé de les éteindre, ce qui a provoqué une certaine confusion parmi les gardes. On nous avait également indiqué que le bâtiment était entouré d’un petit muret. En réalité, il s’agissait d’un véritable mur, qui avait visiblement été rehaussé récemment avec des parpaings. Quant à la voie de sortie pour l’équipe, elle était encombrée d’arbres, ce qui posait un problème pour nos véhicules. Bref, rien ne collait. Nous avons décidé d’annuler l’opération et de quitter les lieux. » Une décision logique d’après les règles du SA : la situation constatée s’apparente aux « cas non conformes » généralement étudiés en amont et qui peuvent justifier le report ou l’abandon d’une opération.
À l’aube, le commando du SA regagne le PC « La Frégate », un cantonnement des forces françaises à Beyrouth-Ouest, et prend ses quartiers dans le gymnase. Au siège de la DGSE, boulevard Mortier, à Paris, l’amiral Lacoste attend fébrilement des nouvelles de ses équipes depuis la veille. Lorsqu’il apprend l’échec de la première tentative, la tension monte. L’Élysée, qui veut absolument prendre les Américains de court en menant cette action de rétorsion avant eux, insiste pour que l’attentat ait lieu coûte que coûte.
Des instructions sont transmises au colonel Lorblanchès pour reprogrammer immédiatement l’opération. Ce dernier demande un délai de quarante-huit à soixante-douze heures pour mieux se préparer, mais il reçoit ordre d’y retourner le soir même. La surprise est grande parmi ses équipiers. Jean-Michel B. se souvient : « On nous a dit que les Américains pourraient détruire l’ambassade d’Iran avec une bombe téléguidée au laser et qu’il fallait le faire avant eux. Nous avons été harcelés de messages de Paris toute la nuit. Jean-Claude Lorblanchès n’a pas pu s’y opposer. Nous avons compris qu’on n’avait pas le choix. »
Pour la deuxième tentative, le chef du SA demande des volontaires. Une poignée d’agents se portent candidats. Le commando principal compte huit hommes. Le mode opératoire est modifié afin de tenir compte de la situation constatée la première nuit : à défaut de pouvoir pénétrer discrètement dans les sous-sols, une Jeep remplie des six cents kilos d’explosifs sera abandonnée le long du mur d’enceinte de l’ambassade. Cela provoquera des dommages sans doute moins importants, mais le message sera tout aussi clair. Durant la journée, les hommes s’entraînent avec les véhicules, les charges et les retardateurs. Ils tentent de téléguider une Jeep vide pour qu’elle s’arrête le long d’un mur. Sans succès. La Jeep n’avance pas droit. Le commando doit se résoudre à prendre le risque de la conduire jusqu’à l’objectif pour s’assurer de sa position.
Dans la nuit du 6 au 7 novembre 1983, les hommes du SA reprennent le chemin de l’ambassade. Voilà trois jours qu’ils n’ont pas dormi. Leurs capacités physiques sont mises à rude épreuve. Dans l’une des trois Jeep à bord desquelles ils circulent, les explosifs et les retardateurs sont visibles ; ils n’ont pas eu le temps de les camoufler.
Pour faire diversion à leur arrivée aux abords du bâtiment, d’autres membres du SA postés à quelques dizaines de mètres tirent avec un lance-roquettes LRAC-F1 en direction du balcon, faisant croire à une attaque. Les gardiens de l’ambassade répliquent en direction de l’origine du feu. Le commando profite de la fusillade pour faire exploser les projecteurs et les lampadaires afin de pouvoir agir dans l’obscurité.
Les deux hommes qui ont pris place dans la Jeep piégée reçoivent l’ordre d’armer les trois retardateurs mécaniques de marque Lip, avec un délai d’une quinzaine de minutes, puis de rejoindre les deux autres véhicules et de quitter rapidement la zone. « Jusque-là, tout fonctionnait normalement, se souvient Jean-Michel B. Nous avons roulé jusqu’au port, nous attendions l’explosion quinze minutes plus tard. Mais elle n’a pas eu lieu. » L’un des équipiers a bien appuyé sur les retardateurs, comme prévu. Ses collègues estiment qu’il a peut-être mal enclenché le mécanisme, considéré comme assez sensible. À moins que les détonateurs n’aient pas été bien reliés aux charges. « Certains ont dit ensuite que les systèmes avaient été sabotés ou que nous ne voulions pas vraiment faire sauter les charges, commente Paul C. C’est totalement faux. Nous avions des ordres de l’Élysée et nous nous sommes entraînés toute la journée, mais il y a simplement eu un problème technique que nous n’avons pas pu éclaircir. »
Après de longues minutes d’attente, les deux Jeep reviennent près de l’ambassade. Deux membres du commando s’approchent à pied du véhicule piégé afin d’évaluer la situation, malgré les risques encourus. Derrière eux, leurs coéquipiers décident d’utiliser leur LRAC-F1 pour tenter de faire exploser la Jeep. « Si cela avait marché, nous aurions eu au moins deux morts : nos deux camarades qui marchaient vers le véhicule », estime Paul C. Mais la poisse semble coller à l’équipe du SA : leurs roquettes touchent seulement le moteur, empêchant la mise à feu des explosifs, placés sur le siège arrière. Le bruit attire une patrouille de l’armée libanaise, qui arrive rapidement à proximité de la Jeep piégée. Il est trop tard. Il ne reste plus qu’à abandonner la partie — en laissant sur place le véhicule, dont l’origine française sera aisément identifiée. « Les militaires libanais ont vite compris de quoi il s’agissait, raconte Jean-Michel B. Ils ont ensuite voulu rendre la Jeep aux soldats français. Ils ont montré d’autres retardateurs non percutés qu’ils avaient récupérés dans la boîte à gants, et ceux-là fonctionnaient parfaitement. Nous sommes rentrés en France avec une immense frustration. »
Maigre consolation : exfiltrés sans encombre du Liban via Larnaca, les membres du commando seront reçus secrètement par le ministre de la Défense, Charles Hernu, qui estimera que les Iraniens ont tout de même compris le message. Une dizaine d’agents du SA repartiront immédiatement à Beyrouth pour mener d’autres opérations clandestines durant plusieurs mois.