Le revers est cuisant, et les responsabilités sont partagées. « Nous avons commis des maladresses, estime Jean-Michel B. Mais on nous a poussés à agir dans de mauvaises conditions. La pression politique a été trop forte. Elle est souvent mauvaise conseillère. »
À Paris, ce ratage provoque un vif émoi à la DGSE, au ministère de la Défense et à l’Élysée. « Mitterrand était furieux, se souvient l’amiral Lacoste. Mais, comme il avait été dans la Résistance durant la guerre, il comprenait parfaitement que ces opérations puissent échouer. » Cependant, le fiasco de Beyrouth laissera des traces dans l’esprit du président, qui n’a jamais eu une immense confiance dans l’efficacité des services secrets. « La France paiera cette lourde erreur d’une recrudescence du terrorisme inspiré par les services iraniens », écrira Gilles Ménage, directeur de cabinet de Mitterrand, selon lequel la DGSE n’aurait pas dû « réaliser une action aussi grave avec autant de légèreté[166] ».
Au ministère de la Défense, des conseillers de Charles Hernu, appuyés par certains hiérarques des états-majors, profitent de la situation pour critiquer vertement le SA et principalement son chef, Jean-Claude Lorblanchès, qui sert de bouc émissaire dans cette affaire. « J’ai subi une campagne intense pour remplacer le chef du SA, précise l’amiral Lacoste. Charles Hernu en a parlé deux ou trois fois au président Mitterrand. Un jour, le président m’a convoqué pour me dire qu’Hernu voulait que je renvoie le chef du SA. “Maintenant, c’est moi qui vous le dis”, a-t-il ajouté. J’ai compris le message[167]. »
Finalement, en novembre 1984, le cabinet du ministre obtient la tête du colonel Lorblanchès. C’est un homme poussé par le sérail militaire qui le remplace : Jean-Claude Lesquer. Issu de la Légion étrangère, ce dernier rêvait plutôt de prendre le commandement du 2e REP de Calvi[168]. Quelques mois plus tard, le SA organisera le sabotage du navire de Greenpeace, le Rainbow Warrior, en Nouvelle-Zélande — une tentative pour remettre en selle son service. Cette opération tournera, elle, au scandale politique, et conduira au départ non seulement de l’amiral Pierre Lacoste, mais aussi du ministre Charles Hernu.
Selon le commandant Alain Mafart, l’un des protagonistes de l’affaire du Rainbow Warrior, l’origine de ce deuxième fiasco remonte bien à celui de Beyrouth en 1983, qui aurait profondément déstabilisé la maison : « Suite à l’échec de la riposte à Drakkar, le service vient de perdre la confiance que ses patrons politiques pouvaient lui accorder et se trouve dans une très mauvaise posture. » D’après lui, la DGSE aurait connu, à ce moment-là, une hémorragie de cadres. Fragilisée, elle pouvait être tentée de se « refaire » en acceptant d’autres missions encore plus risquées. « La genèse de l’affaire Greenpeace est là, sur fond de personnels désemparés, de départs massifs vers l’administration civile ou les entreprises privées. S’y ajoute cette nouvelle orientation, cette doctrine trop conjoncturelle, mal adaptée aux structures du service[169] », conclut Alain Mafart.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Au lendemain de cette mission avortée à Beyrouth, le président Mitterrand veut toujours venger les morts du Drakkar. À défaut d’opération semi-clandestine, l’Élysée ordonne une réplique militaire plus visible, en liaison avec la Maison-Blanche, qui prépare un bombardement simultané. Le président Ronald Reagan écrit à son homologue français le 12 novembre pour lui annoncer les dates possibles pour les frappes, entre le 16 et le 19 novembre. « Quoi que fassent les États-Unis, nous agirons, confie Mitterrand à son chef d’état-major particulier, le général Jean Saulnier. Il faut donner une gifle aux tueurs, à condition d’avoir le bon objectif[170]. »
Un raid aérien dans la plaine de la Bekaa doit détruire une ancienne caserne de l’armée libanaise et un hôtel, occupés par plus d’une centaine de militaires iraniens et par des chiites libanais de la milice Amal islamique de Hussein Moussaoui. Une partie de l’équipe du SA, revenue à Beyrouth, est chargée de faire des repérages au sol afin de guider les tirs des chasseurs français. Parallèlement, après qu’une série d’attentats a visé des immeubles abritant des soldats et des services de renseignement israéliens au Liban, l’aviation de l’État hébreu pilonne des positions chiites dans cette région.
Dans la journée du 17 novembre 1983, Charles Hernu déclenche l’opération Brochet. Au dernier moment, Ronald Reagan refuse de s’associer à ces représailles, préférant prudemment donner ordre à ses généraux de retirer progressivement tous les Marines du sol libanais, où ils demeurent exposés. En dépit du lâchage américain, Mitterrand ne change pas d’avis. Décollant du porte-avions Clemenceau, qui navigue au large du Liban, huit chasseurs français Super-Étendard larguent à haute altitude une trentaine de bombes sur la caserne Cheikh Abdallah, près de Baalbeck.
Le responsable de la milice chiite Amal islamique, Hussein Moussaoui, clame publiquement que les pertes dans son camp se limitent à un mort et deux blessés, la caserne ayant été désertée avant l’assaut. Pourtant, selon les rapports de l’opération remis au président de la République, une dizaine de miliciens chiites ont bien été tués, ainsi qu’une douzaine de soldats iraniens. Mais les bâtiments ont effectivement été évacués en partie juste avant l’attaque. « Il y eut moins d’une trentaine de victimes, et rien qui fût de nature à porter atteinte, pour l’avenir, à la capacité opérationnelle de ceux qui avaient organisé l’attentat du Drakkar, ni à punir ses responsables présumés[171] », déplorera Gilles Ménage, très critique quant au choix de la cible. À noter aussi que les chasseurs français ont essuyé des tirs de missiles antiaériens quand ils sont arrivés sur la zone. Des fuites, attribuées au Quai d’Orsay et aux forces libanaises, ont peut-être contribué à ce semi-échec.
Lors du Conseil des ministres du 23 novembre 1983, François Mitterrand tente de justifier ce raid, dont les effets, selon lui, ont été brouillés par une entreprise de désinformation : « Il y a eu un certain étonnement devant cette mesure qui était dure à prendre, qui a été exécutée dans des conditions risquées, et qui a été réussie par rapport à ses objectifs. Cette mesure heurtait la conscience individuelle, c’est un enchaînement de faits qui la rendait nécessaire. […] Il s’agit d’une responsabilité du chef de l’État, du ministre de la Défense et du Premier ministre, qui ne peut pas être aisément partagée. Cette responsabilité est lourde pour ceux qui l’ont. C’est la règle du jeu[172]… »
Mais le constat demeure : la France est de plus en plus menacée au Liban. Dans les semaines qui suivent le Drakkar, cinq soldats français sont victimes, à Beyrouth, d’attaques revendiquées par le Djihad islamique. Le 21 décembre 1983, un nouvel attentat au camion piégé frappe le poste du contingent français « La Frégate », à Berjaoui. Le bilan — un mort et seize blessés parmi les parachutistes, seize morts et quatre-vingt-quatre blessés dans la population civile libanaise — aurait pu être beaucoup plus lourd si le bâtiment n’avait pas été depuis peu protégé par un nouveau mur d’enceinte, qui a amorti le souffle de l’explosion. L’hécatombe se poursuit, avec la mort d’un légionnaire français, le 9 janvier 1984, lors d’un attentat contre la Résidence des Pins, où habite l’ambassadeur de France à Beyrouth.
168
Voir Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer,
170
Rapporté dans Pierre Favier et Michel Martin-Roland,