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Les risques sont de plus en plus grands. Sur place, des militaires français veulent se défendre et organisent des rétorsions semi-clandestines. Le colonel Christian Quesnot — futur chef d’état-major particulier du président Mitterrand entre 1991 et 1995 — s’occupe du déminage de Beyrouth avec un détachement du 17régiment de génie parachutiste. Il s’agace que ses hommes soient la cible de snipers. « Je suis allé voir le chef militaire de la milice Amal de mon quartier, se souvient le gradé. Je lui ai dit que si ses gars continuaient de tirer sur nos véhicules, nous le flinguerions, lui, sa femme et ses filles. Je lui ai montré le dossier d’objectifs que nous avions préparé sur sa famille, avec des photos. Ça l’a impressionné. Et je lui ai proposé, en échange, qu’on démine aussi ses véhicules. Les choses se sont ainsi un peu calmées[173]. »

Pour limiter les infiltrations d’assaillants dans la ville, les soldats du génie édifient aussi des merlons de protection et piègent des égouts, provoquant des explosions qui font des ravages parmi les combattants. En dépit de ces dispositifs, les contingents des autres pays de la Force multinationale plient bagage les uns après les autres. La France se résout finalement à rapatrier ses soldats fin mars 1984, ne laissant sur place que ceux qui participent à la force de l’ONU au Sud-Liban.

Lorsqu’il a reçu le vice-président américain, George Bush, à l’Élysée quelques semaines plus tôt, François Mitterrand n’a pas caché sa peur de nouveaux attentats suicides à Beyrouth. Face à Ronald Reagan, à la Maison-Blanche, un mois plus tard, il réitère ses craintes. « Les commandos venus d’Iran sont les plus dangereux[174] », dit-il, mentionnant explicitement l’attentat du Drakkar.

La traque de Moughnieh, suspect numéro un

Malgré ces déconvenues répétées, le président veut continuer de traquer secrètement les responsables du Drakkar. La DGSE se voit ainsi confier la mission de remonter jusqu’aux commanditaires.

Le suspect numéro un s’appelle Imad Moughnieh. Né en 1962 au Sud-Liban, ce jeune chiite à l’allure impassible a d’abord combattu à Beyrouth aux côtés des Palestiniens de l’OLP comme sniper de l’unité d’élite Force 17, jusqu’à l’été 1982. Recruté parallèlement par les officiers iraniens des pasdarans, venus s’installer dans la Bekaa libanaise, il est chargé de commander l’unité secrète Amin al-Haras, au sein de la Garde révolutionnaire iranienne au Liban[175].

Officiellement, Imad Moughnieh dirige la branche armée du Djihad islamique, qui est l’une des dénominations du Hezbollah. En novembre 1982, les combattants d’Amal islamique remettent les clés de la caserne de gendarmerie Cheikh Abdallah, dans la Bekaa, aux miliciens iraniens, permettant à ceux-ci d’organiser leurs opérations, en lien avec Moughnieh. Les attaques du 23 octobre 1983 contre le QG des Marines et l’immeuble du Drakkar constituent le point d’orgue de ce « djihad », la guerre sainte lancée par l’Iran contre le Grand Satan américain et son allié français.

Durant les mois qui suivent ces attentats, les services américains, CIA en tête, demeurent dans le flou concernant leurs commanditaires réels, au-delà des commandos de la milice Amal islamique et du pouvoir iranien. Puis, sans avoir de preuves formelles, la CIA et la DGSE, aidées par les services algériens, commencent à s’intéresser à Imad Moughnieh. « Nous avons mis du temps à comprendre son rôle actif au sein de la branche armée du Hezbollah, mais nous l’avons ensuite classé dans nos cibles importantes, pratiquement au même niveau que Carlos et Abou Nidal[176] », se souvient un ancien dirigeant de la DGSE. Moughnieh est identifié comme l’un des principaux responsables du double attentat d’octobre 1983. À son propos, le journaliste Gilles Delafon écrira : « Impossible de savoir où il dort. Il évite de passer deux nuits au même endroit, Sa photo, elle, n’a jamais été publiée. […] Il est capable de faire agir ou d’acheter des hommes susceptibles d’agir. Il a l’argent, les armes et les explosifs[177]. » L’individu paraît aussi insaisissable que redoutable. Sa maison familiale, à Aïn el-Dilbah, un quartier pauvre de Beyrouth, près de l’aéroport, est protégée par des miliciens.

Imad Moughnieh est aussi l’instigateur présumé des prises d’otages occidentaux à Beyrouth. Les services secrets le soupçonnent de les orchestrer en liaison avec le ministre iranien des Gardiens de la révolution, Mohsen Rafigh Doust, qui sera l’un des négociateurs incontournables dans ce dossier.

Les rapts se multiplient : Jeremy Levin, journaliste américain, et William Buckley, chef de poste de la CIA au Liban, en mars 1984 ; Lawrence Jenco, ecclésiastique américain, en janvier 1985 ; Terry Anderson, journaliste américain, Marcel Carton, vice-consul français, Marcel Fontaine, officier du protocole français, Brian Levick, Alec Collett et Geoffrey Nash, ressortissants britanniques, et Nicolas Kuiters, pasteur néerlandais, en mars 1985 ; Jean-Paul Kauffmann, reporter français, Michel Seurat, chercheur français, et David Jacobsen, administrateur d’hôpital américain, en mai 1985 ; Thomas Sutherland, agronome américain, en juin 1985… La liste n’est pas exhaustive. Ces enlèvements sont revendiqués par le Djihad islamique, derrière lequel se cachent le Hezbollah et les hommes d’Imad Moughnieh. L’organisation exige notamment de la France et des États-Unis qu’ils fassent pression sur le Koweït pour que l’émirat relâche dix-sept militants chiites emprisonnés, dont un membre de la famille de Moughnieh[178].

Les négociations pour tenter d’obtenir la libération des otages français, qui se déroulent entre Téhéran, Damas et Beyrouth, patinent. En décembre 1985, alors que des pourparlers tendus se profilent à Téhéran, les services américains préviennent les autorités françaises qu’Imad Moughnieh va faire un passage… par Paris. L’extrémiste chiite libanais, considéré comme le responsable des attentats de 1983, de la campagne de kidnappings et du détournement d’un Boeing de la TWA en juin 1985, tenterait de se cacher en France après avoir fait enlever des diplomates soviétiques à Beyrouth, ce qui aurait provoqué des rétorsions de la part de Moscou[179]. Selon les informations parues dans la presse française et américaine en février 1986, les Américains auraient demandé que Moughnieh soit interpellé par la police française pour être extradé. Mais le Quai d’Orsay s’y serait opposé afin de ne pas faire échouer les négociations en cours sur les otages français. Ces informations sont vigoureusement démenties par les ministères de l’Intérieur et des Affaires étrangères[180]. « On s’efforça d’exploiter les renseignements américains, qui se révélèrent inexacts : on ne trouva pas trace du chef terroriste[181] », expliquera Gilles Ménage, alors en charge des dossiers de police à l’Élysée.

La DST guette en effet les arrivées dans les aéroports, sans succès. En mai 1986, la CIA signale à nouveau la venue d’Imad Moughnieh en France. Le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, et son bras droit, Robert Pandraud, font de ce dossier une priorité. Un important dispositif de surveillance s’organise autour d’un hôtel parisien avec la DGSE et la DST. En vain. Officiellement, l’oiseau n’est pas sur le territoire français. En réalité, où qu’il soit, l’Élysée est bien décidé à ne pas l’arrêter à cause des otages au Liban.

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173

Entretien avec l’auteur, mai 2013.

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174

Entretien entre le président Ronald Reagan et le président François Mitterrand, 23 mars 1984, Maison-Blanche, archives de la présidence de la République, 5AG4 CD 74, Archives nationales.

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175

Voir Jean-René Belliard, Beyrouth. L’enfer des espions, op. cit., p. 342.

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176

Entretien avec l’auteur, septembre 2014.

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177

Gilles Delafon, Beyrouth. Les soldats de l’Islam, Stock, 1989, p. 174–175.

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178

« Lebanon, “Islamic Jihad” Goes Public on the Hostages, Terrorism Review », 3 juin 1985, direction du renseignement de la CIA, archives de la CIA. Voir aussi Robert Baer, La Chute de la CIA, JC Lattès, 2002, p. 142.

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179

Les trois diplomates soviétiques enlevés à Beyrouth en septembre 1985 furent libérés après que le KGB eut procédé lui-même au kidnapping violent d’un Palestinien, Ali Dib, ancien chef de Moughnieh. Ce dernier préféra relâcher ses otages, après intercession de l’OLP. Voir Jean-René Belliard, Beyrouth. L’enfer des espions, op. cit., p. 360–361.

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180

Cette affaire est évoquée dans France-Soir, Le Figaro, le New York Times, Libération et Le Monde. Voir « La France a refusé d’appréhender un terroriste à Paris », Le Monde, 17 mars 1986.

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181

Gilles Ménage, L’Œil du pouvoir, t. 3, op. cit., p. 446.