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Arrêter les Libyens à tout prix

François Mitterrand ne peut tergiverser éternellement. Les états-majors militaires commencent à établir des plans d’opérations, mais celles-ci nécessiteront plusieurs semaines de préparatifs. Pendant ce temps, les Libyens gagnent chaque jour du terrain.

Au siège de la DGSE, boulevard Mortier, les experts s’arrachent les cheveux. L’amiral Pierre Lacoste, patron de la maison, a reçu de l’Élysée la consigne de chercher une « solution rapide ». Il lui faut trouver le moyen d’agir, mais pas directement. Le SA peut envoyer sur place quelques hommes, mais il ne doit pas les envoyer au combat. Le risque est trop grand, pense-t-on, qu’un agent français tombe entre les mains des Libyens, lesquels exploiteraient l’incident de manière probablement outrancière.

La solution ? Recourir à des mercenaires, forcément moins visibles. Et Paris pourrait toujours démentir tout lien avec eux en cas de coup dur. Leur recrutement doit simplement être des plus discrets. Si les médias apprenaient qu’un gouvernement de gauche fait appel à des « Affreux » pour mener une guerre secrète contre les Libyens, les retombées pourraient se révéler catastrophiques. Voilà pourquoi la DGSE fait appel à René Dulac, dont chacun sait qu’il est compétent, disponible, effacé… et fâché avec l’épouvantail Denard, qu’il est inenvisageable d’employer. « Mon interlocuteur de la DGSE m’a dit qu’il fallait absolument arrêter les Libyens. Que c’était un ordre de l’Élysée », se souvient Dulac.

Une réunion de crise est rapidement organisée avec René Dulac et une brochette de responsables de la DGSE. Elle se déroule rue Monsieur, dans les bureaux du ministère de la Coopération, chargé de couvrir les préparatifs de cette opération secrète. Le chef des opérations à la direction de la DGSE et Robert Peccoud, qui s’occupe des affaires militaires aux côtés du ministre Christian Nucci, coordonnent le projet, suivi de près par Jean-François Dubos, le conseiller spécial du ministre de la Défense, Charles Hernu, ainsi que par Guy Penne et François de Grossouvre, conseillers de Mitterrand.

René Dulac écoute ses interlocuteurs lui détailler les contours de sa mission : il doit rejoindre Hissène Habré et l’aider à contre-attaquer afin de gagner quelques semaines avant l’arrivée éventuelle des soldats français de l’opération Manta. Une précision importante : « Si vous êtes pris par les Libyens, on ne bougera pas. Vous serez seul responsable. »

Le mercenaire n’est pas effrayé par ces conditions. Selon lui, il pose aussi les siennes : « J’ai expliqué qu’il me fallait des missiles Milan avec des caméras thermiques pour frapper les chars libyens. Ces missiles n’étaient pas encore beaucoup utilisés par l’armée française. Il me fallait aussi une équipe pour former mes gars à se servir des Milan. J’avais également besoin de Land Rover, de véhicules légers, de postes de transmission et d’autres matériels. Mes commanditaires ont accepté. J’ai aussi exigé que les mercenaires recrutés aient des contrats de six mois minimum garantis. Ils ont donné leur accord. En revanche, j’ai demandé qu’on me donne des listes d’anciens paras ou d’anciens légionnaires afin que je puisse contacter certains d’entre eux. Là, on m’a dit que ce n’était pas possible. Cela me compliquait la tâche, mais je leur ai répondu que je pouvais me lancer avec trente à trente-cinq types. »

Des salaires qui transitent par le Luxembourg

Grâce à sa société implantée au Luxembourg, René Dulac obtient que les paiements soient effectués sur l’un de ses comptes dans ce pays. Lui se charge de verser directement les salaires aux mercenaires — 17 000 francs par mois [2 600 euros] — via sa société Transoccidentale. Concrètement, le chef de cabinet de Christian Nucci, Yves Chalier, dépose le 29 juin 1983 les statuts d’une association loi 1901, Carrefour du développement, créée dans l’orbite du ministère de la Coopération et financée par ce dernier. Officiellement, elle a pour but de « sensibiliser l’opinion publique aux problèmes de développement ». En réalité, elle servira à financer de manière détournée la guerre clandestine contre les Libyens au Tchad, puis fera office de caisse noire, ce qui donnera lieu ensuite à des détournements et à des scandales[194]. Il n’est pas question d’utiliser les fonds secrets du gouvernement, car il faut pour cela obtenir l’aval de Pierre Mauroy à Matignon, ce qui n’est pas garanti. « Ils se sont débrouillés pour mettre l’argent sur mon compte au Luxembourg et je n’ai jamais eu affaire directement à l’association Carrefour du développement », précise le mercenaire.

René Dulac commence à téléphoner à ses contacts dans le petit milieu qu’il connaît bien. Il est flatté que les services aient fait appel à lui plutôt qu’à un autre — en l’occurrence, Bob Denard. D’ailleurs, lorsqu’il est mis au courant, ce dernier ne cache pas sa colère. Lui qui a donné un coup de main à Hissène Habré quelques mois plus tôt est vexé d’être écarté de cette mission officieuse au Tchad. Il estime qu’elle devait lui revenir. Il déclarera : « La France ne voulait pas de nous. Dommage ! Pour cent fois moins d’argent, le résultat eût été le même. […] Mais nous étions en 1983 et, depuis l’arrivée des socialistes au pouvoir, je n’avais pas le vent en poupe dans les hautes sphères[195]. »

Des recrues venues de l’extrême droite

Jaloux, Bob Denard fait tout pour dissuader ses proches de participer à l’opération. Malgré sa consigne, Dulac parvient à rassembler rapidement une vingtaine de mercenaires. Il est secondé dans cette tâche par Olivier D., un ancien de la bande à Denard au passé sulfureux, qu’il a connu en Afrique. Surnommé « Naf Naf », cet ex-militant d’extrême droite passé par le GUD, un groupuscule étudiant musclé, a fait partie des services d’ordre de la campagne de Giscard en 1974. Puis il a combattu dans les Phalanges chrétiennes au Liban dans les années 1970, avant de rejoindre Denard aux Comores et de faire quelques voyages au Gabon. Il a été mêlé à une affaire de trafic d’armes avec des barbouzes dont certains sont suspectés — à tort — de vouloir fomenter un complot contre Mitterrand[196].

Peu importe : les services secrets et l’Élysée ont soudainement besoin de ses « compétences ». Aussi ferment-ils pudiquement les yeux sur le profil des hommes qui entourent Dulac pour sa mission au Tchad. Installé au Novotel de la Porte de Bagnolet, à Paris, Olivier D. recrute lui-même les mercenaires parmi ses vieilles connaissances, dont d’anciens paras et légionnaires, d’ex-membres des gardes présidentielles des Comores et du Gabon, d’ex-membres de l’OAS et autres soldats de fortune[197].

L’équipe, baptisée Saxo, achève rapidement ses préparatifs. Le 11 juillet 1983, une poignée de mercenaires décollent du Bourget à bord d’un C130 de la Sfair, une petite compagnie aérienne de fret régulièrement sollicitée par la DGSE pour ses opérations clandestines. Le vol vers le Tchad ne doit pas être direct, pour éviter d’attirer l’attention. L’avion, bourré de matériel militaire, dont les missiles Milan, fait escale au Caire, puis à Bangui, en Centrafrique. Sur place, le représentant de la DGSE oblige des soldats français à installer un campement provisoire à l’aéroport pour héberger les « coopérants » de passage. Puis le C130 conduit ces derniers à N’Djamena. « Nous avons été reçus par l’attaché militaire français, se souvient René Dulac. Et je me suis aussitôt rendu à Abéché, dans l’Est, où se trouvait Hissène Habré, qui préparait la reconquête du Nord et de Faya-Largeau avec ses troupes. Je circulais dans un véhicule militaire français équipé d’un poste de radio et je faisais mon rapport tous les jours à Paris. Je pense que mes informations allaient à la DGSE et à l’Élysée, directement sur le bureau du président Mitterrand. En fait, nous dépendions de la DGSE pour pratiquement tout. » L’ancien directeur de la DGSE, l’amiral Pierre Lacoste, et deux anciens cadres du SA m’ont confirmé ces liens étroits avec l’équipe de Dulac[198].

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194

Des détournements de plusieurs millions de francs seront découverts en lien avec le financement du sommet franco-africain de Bujumbura en 1984. Le ministre de la Coopération, Christian Nucci, et son chef de cabinet, Yves Chalier, seront poursuivis dans cette affaire, dite du Carrefour du développement. Yves Chalier sera condamné le 1er avril 1992 à cinq ans de prison par une cour d’assises, tandis que Christian Nucci bénéficiera d’une loi d’amnistie en 1990, tout en étant condamné, en 1996, pour gestion de fait par la Cour des comptes.

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195

Rapporté dans Pierre Lunel, Bob Denard, op. cit., p. 581.

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196

Un trafiquant d’armes venant de Belgique a été arrêté en octobre 1981 et l’enquête a conduit à l’arrestation de plusieurs personnes, dont Olivier D. Certaines d’entre elles ont évoqué des projets flous de complot et des liens avec le capitaine Paul Barril, du GIGN. Mais l’investigation ne le confirmera pas. Voir Henry Allainmat et Gilbert Lecavelier, Affaires d’État. Des dossiers très spéciaux 1981–1987, Albin Michel, 1987, p. 47 sq.

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197

Voir notamment les récits indirects dans Patrick Olivier, Soldat de fortune, Éditions Gérard de Villiers, 1990, p. 190–207. Le récit d’Olivier D., qui corrobore celui de René Dulac, m’a été confirmé — ainsi que son profil — par le chercheur Walter Bruyère-Ostells, qui a pu recueillir son témoignage en avril 2013. Entretien de Walter Bruyère-Ostells avec l’auteur, juin 2013.

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198

Entretiens de l’amiral Pierre Lacoste avec l’auteur, 2009 et 2013. Entretiens des anciens cadres du SA avec l’auteur, 2013.