L’affaire tourne au scandale d’État. Car le gouvernement français commence par démentir toute implication dans le sabotage du navire. Au fil des semaines, il s’enfonce dans le déni : les responsables interrogés mentent au conseiller d’État Bernard Tricot, chargé d’un rapport sur cette affaire. Cette ligne de défense ne peut pas tenir longtemps. L’État doit avouer partiellement ses responsabilités, sous la pression de l’enquête néo-zélandaise et des révélations des médias, de L’Express à VSD, en passant par L’Événement du jeudi.
Le 17 septembre, Le Monde et Le Canard enchaîné dévoilent qu’une troisième équipe de la DGSE a participé au dynamitage du Rainbow Warrior, information rapidement confirmée par plusieurs sources. Le ministre de la Défense, Charles Hernu, qui continue de nier, est déstabilisé. Lors du Conseil des ministres du 18 septembre, François Mitterrand commente froidement : « Il ne faut pas hésiter à sanctionner, le cas échéant, à condition de savoir ce qu’il en est. Or, moi, je n’en sais rien. Entre le renseignement et l’action, il y a un monde. C’est là que peut se glisser soit la sottise, à un certain échelon de commandement qui ne doit pas être très élevé, soit la malignité. » Selon lui, le gouvernement n’est pas responsable des « agissements, s’ils sont démontrés, de gens qui se seraient visiblement mal conduits[201] ».
Ces dénégations ne suffisent pas à apaiser les choses. Car les consignes pour cette opération contre le navire de Greenpeace, baptisée Satanic, sont venues du sommet de l’État. Deux jours plus tard, Charles Hernu est contraint de démissionner. Il est remplacé par un autre fidèle du président, Paul Quilès. Celui-ci procède rapidement à une enquête interne qui démontre les mensonges des uns et des autres. L’amiral Pierre Lacoste, qui avait depuis plusieurs mois le feu vert au plus haut niveau pour cette opération de « neutralisation », a tenu jusqu’au dernier moment à protéger les agents de son service, quitte à s’enferrer dans une version intenable[202]. « Il le fallait, pour aider ceux qui avaient agi sous mes ordres et ceux qui étaient encore dans la zone[203] », raconte-t-il aujourd’hui. Plusieurs officiers de la DGSE sont ainsi dépêchés secrètement dans la région pour sauver l’ensemble des membres du SA impliqués dans l’opération. « Cela nous a pris plusieurs mois, à raison de nombreux allers et retours en Océanie[204] », témoigne un ancien de la maison qui a participé à ces exfiltrations réussies.
De l’Élysée aux agents de terrain, qui ont le sentiment d’avoir été « trahis » et « lâchés », la chaîne a pourtant déraillé, avec une accumulation de bévues, de silences et de maladresses. Après ce fiasco, le patron de la DGSE est contraint de quitter son poste. L’heure est à la reprise en main. Elle est confiée au général René Imbot, qui sonne le tocsin. « Il y avait un flottement, une sorte de rébellion et d’insubordination qui se propageait. Ce n’était pas tolérable[205] », se souvient un ancien collaborateur du général. Quatre militaires de la DGSE sont mis arbitrairement aux arrêts, soupçonnés d’avoir divulgué des informations à la presse. Les « branches pourries » sont coupées. Sur ordre de Paul Quilès, le général Imbot le répète devant tous les cadres de la DGSE réunis boulevard Mortier, et vient l’annoncer de manière « claire et nette » à la télévision.
Le SA, qui a monté cette opération sans prendre suffisamment de précautions, est sur la sellette. Le ministère de la Défense et l’Élysée s’interrogent sur sa possible dissolution. Après quelques jours d’hésitation, les autorités décident finalement de le conserver, mais en le réorganisant de fond en comble. Au sein de la DGSE, le SA n’est plus placé sous la coupe de la Direction du renseignement. Le Centre d’instruction des nageurs de combat (CINC) d’Aspretto, en Corse, d’où est issu le commandant Mafart, est fermé. Ses hommes sont transférés à Quélern, en Bretagne, dans un nouveau Centre d’entraînement aux opérations maritimes (CEOM).
Surtout, le patron de la DGSE décide de refonder la branche militaire du SA sous le nom de 11e régiment parachutiste de choc. Autrement dit, le « 11e Choc » est de retour. Cette unité d’élite a œuvré pour les services secrets pendant la guerre d’Algérie, avant d’être dissoute fin 1963 sur ordre du général de Gaulle[206]. Paradoxalement, en plein scandale, cette résurrection symbolise le retour en force des commandos dépourvus d’états d’âme, spécialistes des opérations Homo et des missions clandestines tout terrain.
Les anciens combattants du 11e Choc, qui se réunissent régulièrement depuis des années au sein de leur influente association Bagheera, ont su faire entendre leur voix auprès du général Imbot. « La renaissance du 11e Choc était surtout une manière de concrétiser la reprise en main militaire du SA après les dérapages du Rainbow Warrior. Imbot voulait remettre les agents à l’entraînement intensif, avec un encadrement très strict[207] », explique l’un des anciens lieutenants d’Imbot.
Le 7 février 1986, le général Imbot remet le drapeau du 11e Choc au nouveau chef de corps du régiment, le colonel Patrick Manificat. Cet ancien du 1er RPIMa de Bayonne, passé par la Mission militaire de Potsdam (RDA), a pris en août 1985 le commandement du centre du SA de Cercottes, qui porte alors le nom de Centre d’entraînement spécialisé (CES). « L’affaire du Rainbow Warrior avait traumatisé le service, se souvient-il. Techniquement, le SA avait fait de très bonnes choses dans le passé, mais il fallait surmonter ce choc pour rebondir. On s’est remis au travail, à l’entraînement, et on a enchaîné les missions[208]. »
Officiellement, le 11e régiment parachutiste de choc est « à la disposition » du SA. En réalité, il regroupe les moyens déjà existants du CEOM de Quélern et du CES de Cercottes, déjà sous la houlette du SA. La DGSE ajoute à ce dispositif une Force spéciale destinée à devenir le fer de lance militaire du SA, notamment pour les opérations antiterroristes, à l’image des commandos SAS britanniques ou de la Delta Force américaine. Avant même que les états-majors des armées ne songent à regrouper leurs propres forces spéciales en uniforme sous un commandement unique — ce qui ne sera fait qu’en 1992 —, la DGSE innove en lançant sa propre Force spéciale, dont la particularité demeure qu’elle intervient clandestinement.
D’abord basée à Quélern, aux côtés du CEOM, cette « FS » sera transférée à Margival, dans l’Aisne, sous le nom de Centre d’entraînement à la guerre spéciale, avant de s’installer définitivement à Perpignan, avec la dénomination de Centre parachutiste d’instruction spécialisée (CPIS). Doté de plusieurs centaines d’hommes répartis en trois forces, le 11e Choc constitue le nouveau bras armé du SA. Aux yeux du général Imbot, il n’a plus le droit à l’erreur.
202
Voir notamment son témoignage : Amiral Lacoste,