La France dispose de tueurs qui peuvent être mobilisés à tout moment pour ces missions. Des équipes spécialisées du Service Action (SA) de la DGSE s’y entraînent en permanence. Une cellule ultra-secrète baptisée Alpha, dont nous allons raconter l’histoire, a même été créée au milieu des années 1980 pour mener des opérations Homo dans la plus parfaite clandestinité. Elle a servi à plusieurs reprises. Et ce dispositif demeure opérationnel.
Au sein des armées, les forces spéciales ont gagné, ces dernières années, de plus en plus d’influence, empiétant progressivement sur les plates-bandes du SA. Sous la direction du Commandement des opérations spéciales (COS), des commandos d’élite se sont habitués à des interventions « chirurgicales », souvent en marge de conflits déclarés. On les évoque dans les termes les plus flous : on parle ainsi d’« opérations de nettoyage » ou de « neutralisation » des « cibles de haute valeur » — les High Value Targets (HVT). Un langage policé qui masque des actions sanglantes. Et, quand la France ne veut pas se mouiller ou n’a pas les moyens d’intervenir directement, elle recourt à des tiers, qu’il s’agisse de mercenaires, de supplétifs locaux ou de services étrangers.
Ces opérations secrètes ont poursuivi, au fil des décennies, des objectifs divers. Au début de la Ve République, il fallait éliminer des marchands d’armes qui soutenaient la rébellion du FLN (Front de libération nationale) pendant la guerre d’Algérie. Aujourd’hui, particulièrement depuis le 11 septembre 2001, on lance des représailles et, surtout, on traque des chefs de « groupes terroristes armés » dans une nouvelle guerre interminable contre des ennemis moins visibles. Autant de motifs qui peuvent paraître justifiés aux yeux des décideurs à l’heure où les menaces grandissent et où les adversaires — les extrémistes djihadistes, par exemple — semblent ne reculer devant aucune violence.
De fait, qu’elles soient préemptives ou réactives, ces opérations répondent largement, selon leurs commanditaires, à une logique apparemment légitime. Interrogé en février 2013 par la commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale, le préfet Érard Corbin de Mangoux, alors patron de la DGSE, l’exprime en ces termes : « La DGSE dispose d’une capacité d’action clandestine et d’entrave ; cette dernière vise à empêcher la survenance d’un événement non désiré par tout moyen, y compris militaire. Le service est soucieux du respect de la légalité, et je m’attriste des allégations de la presse lorsqu’elle nous qualifie de barbouzes. Nous sommes des agents de l’État agissant sous les ordres de l’autorité politique pour la défense des intérêts de la République[12]. »
Des propos calibrés, mais en partie inexacts. Car il est rare que la DGSE opère à l’étranger dans une parfaite légalité ; c’est même le plus souvent le contraire. Ses agents, par définition, agissent dans la clandestinité, et fréquemment dans des conditions dangereuses, au péril de leur vie.
De plus, la DGSE ne se contente pas d’« entraver ». Certaines de ses missions consistent à appliquer la loi du talion. « C’est un principe intangible, commun à tous les services secrets, explique l’un de ses anciens responsables. Si on vous fait quelque chose, on répond, on traque les responsables pendant trente ans s’il le faut. On a un droit de poursuite pour faire expier les coupables, en les arrêtant ou en les tuant[13]. »
Claude Silberzahn, directeur de la DGSE de 1989 à 1993, l’a reconnu dans ses écrits, évoquant un « redoutable privilège » : « Le “droit de mort” des services spéciaux existe bel et bien […]. C’est un élément de stabilité dans le monde que ce droit suspendu au-dessus des têtes de certains “tueurs”, et notamment de celles de terroristes. Il est important de faire planer cette éventualité, même si la pratique n’en est pas quotidienne. » Il ajoute que les services « dignes de ce nom » n’y ont recours qu’avec « une extrême parcimonie et dans des conditions très précises[14] », notamment hors de leur territoire national.
Le Mossad — les services secrets israéliens — pratique cette loi du talion depuis longtemps, tout comme l’ont fait, en leur temps, les services secrets soviétiques. Les Américains sont entrés dans la danse, de manière plus massive, après les attentats du 11 septembre 2001. Plus timorés, les Français ont longtemps craint que les représailles n’aient plus de conséquences dommageables que d’avantages. Ainsi, en 1977, Valéry Giscard d’Estaing a refusé de donner l’ultime feu vert à l’élimination de Carlos, qui avait tué deux policiers français à Paris deux ans plus tôt. Son successeur, François Mitterrand, a, lui, autorisé l’opération, mais sans parvenir à ses fins. Le terroriste a finalement été enlevé au Soudan en 1994 par les services français, qui l’ont ramené devant la justice.
Par ailleurs, si Mitterrand a bien ordonné des représailles après une série d’assassinats et d’attentats au Liban, au début des années 1980, l’échec de certaines de ces opérations, joint au scandale provoqué en 1985 par le sabotage du Rainbow Warrior, le navire de Greenpeace, par la DGSE, l’a rendu plus circonspect. Par la suite, il a continué de donner son aval pour des opérations Homo, mais sans toujours l’assumer. « [Ces opérations] étaient proscrites sous Mitterrand, témoigne le général François Mermet, directeur de la DGSE de 1987 à 1989. Mais on était un peu dans le non-dit. C’est-à-dire qu’il ne fallait pas lui demander. On pouvait peut-être le faire, mais sans le solliciter. Mitterrand était relativement insaisissable, ce qui rendait notre situation inconfortable[15]. » Une analyse que partage un de ses anciens collaborateurs militaires à l’Élysée : « Mitterrand n’était pas contre les opérations clandestines, mais il était sur la ligne du “pas dit-pas vu-pas pris”[16]. » Au cours de ses deux mandats, entre 1981 et 1995, cette position floue a conduit certains directeurs de la DGSE à ordonner des exécutions sans toujours en référer à l’Élysée.
Pour sa part, Jacques Chirac est resté très précautionneux dans ce domaine. Il a plusieurs fois répété son opposition aux opérations Homo, et il doutait des capacités des services secrets français à les mener à bien. Cependant, toute règle comporte des exceptions. Ainsi, Jacques Chirac préférait parfois s’en remettre… aux Américains. Paradoxalement, sa prudence s’est renforcée après le 11 septembre 2001. « Il craignait des attentats et des engrenages. Par conséquent, nous sommes un peu restés les bras ballants face au terrorisme, sans pouvoir répliquer[17] », explique un ancien cadre de la DGSE.
Il a fallu attendre l’élection de Nicolas Sarkozy — partisan plus résolu des opérations clandestines, s’appuyant surtout sur les forces spéciales —, puis celle de François Hollande, pour que les inhibitions au sujet de la politique de représailles soient levées. Un expert de la lutte antiterroriste commente : « Contrairement aux Américains, qui frappent aveuglément, en France nous sommes plus mesurés. Nous ne le faisons que sur ordre, avec des règles précises d’engagement, afin d’éviter de tuer des femmes et des enfants dans une voiture, par exemple[18]. »
Théoriquement, les rétorsions sont dosées. « Je n’étais pas favorable à une réplique immédiate, plutôt à une vengeance mûrement préparée, se souvient un directeur de la DGSE qui a été en poste dans les années 2000. Les auteurs d’assassinats, d’attentats ou de prises d’otages doivent savoir que nous ne les laisserons pas impunis. La réplique peut venir à tout moment, surtout quand ils ne s’y attendent pas[19]. »
12
Audition du préfet Érard Corbin de Mangoux, directeur de la DGSE, devant la commission de la Défense nationale et des Forces armées de l’Assemblée nationale, 20 février 2013. Source : Assemblée nationale.
14
Voir Claude Silberzahn, avec Jean Guisnel,