Dans son ouvrage retraçant la période passée à la tête de la DGSE, de 1989 à 1993, le préfet Claude Silberzahn explique que le service exécutait « très peu », seulement dans des cas de légitime défense, et confirme le processus de décision alors en vigueur : « Jamais aucune des actions du service ne doit pouvoir être imputée au président de la République. Il ne saurait donc être question de demander des instructions à la présidence ou une couverture politique. » Ainsi, Silberzahn n’attendait pas d’approbation formelle, estimant que l’initiative d’une opération Homo relevait de sa responsabilité : « Si l’action, à supposer qu’elle vienne à être connue, peut entraîner de graves suites diplomatiques, il est bien évident que le directeur a besoin de l’aval politique. […] Mais s’il a la conviction d’avoir 98 % de chances de réussir sans que sa main apparaisse, ou que, si elle apparaît, cela n’aura ni influence ni répercussions notables sur la diplomatie française ou la vie politique intérieure du pays, alors c’est son travail et il doit l’accomplir dans la solitude. » En cas de pépin, le directeur doit simplement « remettre son poste à la disposition de l’État, sans la moindre discussion ni le moindre état d’âme[242] ». Autrement dit, des opérations Homo ont pu être décidées sans l’aval explicite du président Mitterrand.
Un ancien chef d’état-major particulier du président reconnaît que des cas de ce genre se sont produits : « Il n’y avait pas de chèque en blanc, tout était question de cas d’espèce. Il y a des fois où l’on a dit qu’on pouvait y aller, et de nombreuses fois où l’on a dit non, parce que cela faisait prendre trop de risques ou que l’affaire était mal montée. » Pour lui, de toute façon, les opérations Homo ne pouvaient pas faire l’objet d’un accord formel du président de la République : « La réponse n’était jamais directe. Il y avait une latitude d’interprétation, parce qu’aucun homme politique n’acceptera de reconnaître qu’il a donné l’autorisation de tuer quelqu’un de manière illégale. On était donc dans le non-dit. C’était aussi une question de confiance. Les personnes en charge devaient sentir si elles pouvaient y aller ou pas[243]. » Nous avons vu que certains directeurs de la DGSE se sont engagés sur ce terrain de leur propre chef. D’autres ont préféré ne pas s’avancer trop loin, faute d’un feu vert explicite ou d’une relation suffisamment étroite avec le président.
En tout état de cause, la cellule Alpha opère sans filet. Aucune consigne écrite, aucun rapport de mission, aucune comptabilité : elle fonctionne dans une confidentialité absolue, à l’écart du système bien rodé du SA. « [Les Alpha] ont été placés hors de la hiérarchie traditionnelle et des procédures classiques, au risque d’échapper à tout contrôle ou de sortir des clous », explique un ancien officier. Tout repose sur la confiance absolue que l’on prête à quelques hommes lâchés dans la nature, qui ne bénéficient quasiment d’aucune protection. Car, si une opération tourne mal, ils ne peuvent en aucun cas se réfugier derrière leur statut d’agents des services français : cela impliquerait la DGSE. La Boîte ne bougera pas pour les sortir de là. Ce serait contraire aux principes qui ont conduit à la création de cette cellule. Si ses membres sont arrêtés, ils risquent tout simplement d’être poursuivis comme des délinquants et des criminels. Une expérience éprouvante pour ceux qui la connaîtront.
Une seule règle s’impose donc aux agents Alpha : ne pas se faire prendre. Pour cela, ils doivent multiplier les précautions. Tout est censé être balisé, le service fournissant des dossiers RFA (reconnaissance à fin d’action) très complets sur les « objectifs » des opérations Homo : photos, habitudes, lieux fréquentés, trajets, modes de transport, écoutes téléphoniques, vulnérabilités, etc. Différents scénarios sont étudiés en amont par le SA, puis par les membres d’Alpha, envisageant le maximum d’hypothèses, y compris des kidnappings. Tous les cas « non conformes » sont théoriquement passés au crible, et l’on conclut à l’abandon ou au report de la mission, selon le type de problème rencontré. De plus, l’agent Alpha ne doit laisser aucune trace de son passage dans le pays où se déroule l’opération, ce qui proscrit tout paiement en carte de crédit et impose, a priori, d’éviter les aéroports, les hôtels et les restaurants. L’agent doit aussi entrer et ressortir du pays clandestinement.
La manière de tuer, elle, dépend des cibles, des circonstances et de la discrétion souhaitée. Un attentat à la bombe ou l’explosion d’une voiture piégée constituent généralement des « signatures » trop lisibles. L’usage d’armes à feu, plus classique, laisse aussi des traces. Dans certains cas, ces modus operandi ont cependant été utilisés, car, selon plusieurs témoins, il fallait « faire passer des messages ». « Le général Imbot, lui, était un grand partisan des armes blanches, se souvient un cadre de Cercottes. Il voulait que les agents soient particulièrement entraînés à cela. » Au fil des années, d’autres méthodes sont étudiées afin que les commanditaires soient le plus invisibles possible. Il s’agit, par exemple, de maquiller une exécution en crime crapuleux ou en règlement de compte, sans que l’agent Alpha soit lui-même impliqué. « Nous avons travaillé sur des manipulations afin de provoquer la mort de la cible de manière indirecte, mais ce n’est pas facile à monter », confie un ancien responsable du SA.
Les Alpha ont aussi utilisé des moyens létaux moins conventionnels provoquant de graves problèmes de santé, comme des arrêts cardiaques, des attaques cérébrales ou des maladies, notamment via des cocktails mortels de médicaments impossibles à détecter après le décès. « Les accidents de voiture sont trop compliqués à monter à l’étranger, car il faut des complicités, explique un ancien directeur à la DGSE. Voilà pourquoi, si l’on veut faire disparaître quelqu’un, le mieux est de neutraliser la cible avec une maladie ou une attaque cérébrale. Cela passe pour une mort naturelle et l’objectif est atteint. »
Envoyé à l’étranger ou vivant déjà sur place, l’agent Alpha est chargé de l’exécution du plan. La sécurité est maximale. Les incertitudes sont étudiées en amont. À la moindre alerte, tout peut être arrêté, jusqu’à la dernière seconde. Les agents ne savent pas s’il s’agit d’un entraînement ou d’une mission effective. Tout est fait pour les mettre en permanence en conditions réelles, et à cette fin on ne leur dit pas s’ils se livrent à un exercice ou non. S’ils doivent poser un explosif pour faire sauter une voiture, ils ignorent a priori s’il y aura quelqu’un dans le véhicule. Dans la pratique, ils se rendent tout de même compte de ce qui se trame, surtout s’ils ont quelqu’un dans leur viseur. Selon nos sources, certains ont eu parfois du mal à assumer les missions qui leur étaient confiées. « Ils savaient que c’était pour la bonne cause, pour la France, mais ce n’est pas neutre de tuer quelqu’un, explique un initié. Ils avaient moins de scrupules lorsqu’il s’agissait d’un terroriste avéré. Mais c’est tout de même un assassinat de sang-froid. Ce n’est pas comme dans une guerre, où l’on se défend contre un ennemi qui vous tire dessus. Là, c’est une élimination. Ils l’ont fait, bien sûr, car ils étaient formés pour cela. On ne peut pas hésiter dans l’action. Tout doit être automatique, sinon ce n’est pas la peine de s’être entraîné. »