Concentrés sur leurs missions, soumis à des tensions fortes, parfois plongés dans l’inactivité durant des mois, obligés d’assumer une vie clandestine permanente, certains agents Alpha n’ont pas tenu très longtemps. « Ils finissaient par tourner en rond, car ils n’avaient pas des missions fréquentes, analyse un ancien du SA. Ce n’était pas facile. C’était très obsédant. Certains ont arrêté au bout de quelques années, pour ne pas devenir schizophrènes. » Les ex-Alpha ont dû être traités de manière spéciale par le service. Ils ne pouvaient pas retrouver immédiatement leurs anciens collègues du SA, qui leur auraient posé trop de questions sur ce qu’ils avaient fait ou ce qu’ils étaient devenus.
Quelques-uns ont été mis « au vert » en France ou envoyés à l’étranger, le temps de retrouver une vie « normale » d’agents secrets. D’autres ont continué à mener ces missions Alpha, sans que personne les soupçonne. Jusqu’à ce jour d’avril 2002 où des imprudences ont conduit à l’arrestation de deux d’entre eux par la police espagnole[244]…
10.
Traques en ex-Yougoslavie
« À ma connaissance, Chirac a toujours été opposé aux opérations Homo. Il me l’a répété plusieurs fois. » Le général Henri Bentégeat est bien placé pour parler de l’état d’esprit de l’ancien président de la République : il fut son chef d’état-major particulier de 1999 à 2002, avant d’être nommé par lui chef d’état-major des armées, poste qu’il a occupé jusqu’en 2006[245]. Durant sept ans, ce gradé au calme olympien et à la voix posée a été associé à la préparation de la plupart des opérations sensibles décidées par Jacques Chirac. Selon lui, le président aurait été très réticent à employer la DGSE pour agir clandestinement à l’étranger dans le but d’éliminer une menace ou un « ennemi ». « Comme Mitterrand, Chirac se méfiait des services secrets, qu’il jugeait peu compétents et peu sûrs[246] », précise un ancien cadre de la DGSE qui a connu les deux présidents.
La circonspection de Jacques Chirac semble avoir son origine dans le scandale Marković, du nom du sulfureux garde du corps d’Alain Delon retrouvé mort fin 1968. À l’époque, certains éléments des services français ont tenté d’exploiter ce mystérieux assassinat en produisant de faux documents afin de déstabiliser Georges Pompidou et son épouse, amis des Delon. Jacques Chirac, jeune secrétaire d’État qui deviendra proche du président Pompidou, partage l’aversion de ce dernier pour ces basses manœuvres concoctées par des comploteurs de l’ancien SDECE. Sa défiance à l’égard des services se trouvera renforcée à partir de 2001 lorsqu’il sera informé que la DGSE aurait enquêté sur son supposé « compte japonais », suspectant des fins politiques. Montée en épingle à l’Élysée, cette affaire conduira à l’éviction brutale, en juillet 2002, du directeur de la DGSE de l’époque, le diplomate Jean-Claude Cousseran.
Cependant, la méfiance instinctive de Jacques Chirac envers les services secrets ne vaut pas pour tout. Les grands principes n’excluent pas les accommodements. Face aux crises, de la guerre en ex-Yougoslavie à celle d’Irak, de l’intervention au Kosovo aux soubresauts du Zaïre ou de la Côte d’Ivoire, le président a parfois composé avec les règles intangibles qu’il s’est fixées. Il s’est servi de la DGSE pour des actions clandestines allant jusqu’aux règlements de compte et aux interventions sur le territoire français, comme celle qu’il avait autorisée en tant que Premier ministre lors de l’assaut de la grotte d’Ouvéa en 1988[247].
Tout en clamant haut et fort son refus des opérations Homo, il en a toléré plusieurs, comme son prédécesseur. Il n’en parlait qu’à un petit cercle d’initiés, dont les directeurs de la DGSE, qu’il recevait en tête-à-tête. « En fait, Chirac n’aimait pas qu’on aborde ce sujet délicat, confie un ancien dirigeant des services secrets, un des rares à avoir été informés de ces échanges. Il avait un peu peur de ce type d’opérations, il craignait des dérapages et que cela ne se retourne contre lui. À la limite, il préférait que cela se fasse sans qu’on ait besoin d’en parler, sans même qu’il soit au courant, afin de ne pas y être mêlé et de pouvoir démentir si cela tournait mal[248]. » Un autre haut responsable du service estime, quant à lui, que Jacques Chirac est devenu de plus en plus prudent sur ce sujet au cours de ses deux mandats[249].
Par ailleurs, le président a discrètement envoyé des soldats des forces spéciales pour effectuer des opérations punitives, avec des consignes plus ou moins nettes de « neutralisation » ou de « nettoyage ». Avec son aval au moins tacite, ses conseillers à l’Élysée ont également couvert des guérillas sanglantes menées par des mercenaires dans le but d’épauler des régimes amis ou des dictateurs alliés. Officiellement, il n’y a pas eu d’opérations Homo durant sa présidence. Dans la réalité, les secrètes rétorsions meurtrières n’ont pas manqué.
La première zone où Jacques Chirac a usé de telles prérogatives est l’ex-Yougoslavie. À peine installé à l’Élysée, le 17 mai 1995, le nouveau président est confronté à une situation explosive en Bosnie-Herzégovine. Cela fait des mois que les gouvernements occidentaux échouent à contenir la pression des forces militaires serbo-bosniaques, tenues d’une main de fer par le général Ratko Mladić et qui contrôlent les deux tiers de la Bosnie-Herzégovine. Sur le terrain, trente mille soldats de l’ONU sont censés protéger, depuis 1992, quelques corridors humanitaires, sans pouvoir s’interposer militairement.
Le 26 mai, près de trois cents Casques bleus, dont une centaine de Français, sont pris en otages par les troupes de Mladić près de Sarajevo. Jacques Chirac est furieux de ces humiliations. « Les militaires sont des lâches ! Il faut ordonner aux Casques bleus français de se défendre avec leurs fusils d’assaut. Qu’ils se battent[250] ! » hurle-t-il au chef d’état-major des armées, l’amiral Jacques Lanxade. Ce dernier peine à contenir la colère présidentielle, qui monte encore au cours de la nuit suivante, lorsque des soldats serbes s’emparent du pont de Vrbanja, tenu par des Français.
Prenant le contre-pied de son prédécesseur, lequel était plutôt serbophile et peu enclin à ajouter « de la guerre à la guerre », Jacques Chirac, qui se souvient de ses combats fougueux lorsqu’il était jeune officier en Algérie en 1956, décide de répliquer. Dans son bureau à l’Élysée, son ministre de la Défense, Charles Millon, le pousse en ce sens. « Je lui ai dit qu’on ne pouvait pas rester sans rien faire, qu’il fallait réagir militairement, quitte à passer outre les consignes de l’ONU, se souvient l’ex-ministre. Chirac est un militaire dans l’âme. Il aime les troupes. Il était favorable à l’action. » Sur place, le général Hervé Gobilliard obtient immédiatement le feu vert élyséen pour passer à la contre-offensive : le pont de Vrbanja est repris en quelques heures par des soldats français, dont deux sont tués dans l’assaut. « Nous étions tristes de ces décès, explique Charles Millon. Mais il fallait inverser la tendance et montrer aux Serbes qu’on ne se laisserait plus faire[251]. » Une dizaine de militaires serbes sont abattus, sans état d’âme, durant les combats.
250
Rapporté à l’auteur par l’amiral Jacques Lanxade (entretiens de décembre 2009 et février 2010), ainsi que par le général Christian Quesnot, chef d’état-major particulier du président (entretien de mars 2010). Voir aussi Vincent Nouzille,