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Officiellement, la traque de Karadžić et de Mladić a débuté. La région de Pale, où ils ont disparu, est sous la surveillance des soldats français de la SFOR. Les services de renseignement et les militaires américains et français ont reçu pour consigne de collaborer. Pourtant, une certaine confusion règne sur le terrain. À la mi-juillet 1997, des commandos des deux pays doivent mener ensemble un raid visant à capturer Radovan Karadžić près de Pale. Mais l’opération est annulée au dernier moment, les Américains affirmant que leurs partenaires français l’ont jugée « trop risquée[260] ». La France nie, et reprend ses recherches de manière unilatérale. « À plusieurs reprises, nous étions sur le point de capturer Karadžić et Mladić lorsque des hélicoptères américains ont survolé la zone, donnant fâcheusement l’alerte[261] », explique un ex-haut responsable du renseignement militaire.

Les services français vont jusqu’à suspecter leurs homologues américains de vouloir faire échouer l’opération. Selon eux, lors des accords de Dayton, Clinton se serait engagé auprès de Milošević à ne pas toucher aux deux criminels. Une hypothèse que la Maison-Blanche démentira, sans totalement convaincre.

Washington soupçonne Paris de liens avec Karadžić

À l’inverse, les Américains doutent de la bonne volonté française. Sur la base de communications téléphoniques interceptées par leurs services techniques, ils pensent que l’Élysée a fait la même promesse à Milošević afin de s’assurer de la libération de deux pilotes de Mirage 2000 pris en otages par les forces bosno-serbes fin août 1995. In fine, Jacques Chirac a dépêché son chef d’état-major des armées, le général Jean-Philippe Douin, auprès du général Ratko Mladić pour obtenir qu’ils soient relâchés en décembre 1995, juste avant la signature des accords de Dayton. Pour autant, Paris dément avec insistance avoir promis de ne pas pourchasser Mladić et Karadžić.

Un autre reproche formulé par Washington est plus embarrassant : les Américains détiennent des informations sur l’existence de contacts secrets entre des officiers français proserbes et des proches de Karadžić et Mladić. Selon eux, les deux présumés criminels de guerre ont pu être prévenus des opérations préparées contre eux. L’accusation, grave, n’est pas totalement infondée. Les liens historiques entre la France et la Serbie, qui remontent à la Première Guerre mondiale, le penchant serbophile de François Mitterrand et les amitiés entre des militaires français et serbes durant le conflit yougoslave sont établis. « Au sein de l’armée de terre, de la Légion étrangère, des états-majors et de la DRM, il existait un lobby proserbe très influent. Des contacts avec l’entourage de Karadžić et de Mladić ont été encouragés au plus haut niveau, y compris après les accords de Dayton[262] », précise un général français en poste à cette époque.

Malgré la clandestinité, les ponts n’ont pas été coupés — à la fois pour effectuer de la collecte de renseignements et pour échanger des informations, au risque de provoquer des « fuites ». « Nous aurions pu arrêter Karadžić dès 1997 s’il n’y avait pas eu ces connivences[263] », affirme Arnaud Danjean, un ancien cadre du renseignement de la DGSE alors en poste dans la région.

À plusieurs reprises, entre 1995 et 1997, le commandant Hervé Gourmelon, un officier de liaison de l’armée française à Sarajevo, rencontre à Pale Radovan Karadžić, auquel il a donné le nom de code de Teddy. Que se disent-ils ? Mystère. Mais les Américains finissent par avoir vent de ces contacts. Ils annulent des opérations en cours et refusent de collaborer plus avant avec les Français, jugés peu fiables.

En avril 1998, la presse américaine met les pieds dans le plat, affirmant que Gourmelon aurait transmis des informations sensibles sur les plans de capture de Karadžić[264]. Officiellement, selon le ministère de la Défense, le commandant aurait eu, de son propre chef, des relations qui ont pu apparaître « contestables[265] ». Mais il s’en défendra et sera simplement rappelé en France. Et d’autres cas d’officiers français soupçonnés de contacts sulfureux avec des dirigeants serbes viendront, les années suivantes, perturber la hiérarchie militaire. Ainsi Pierre-Henri Bunel, chef de cabinet du représentant militaire français à l’OTAN, arrêté en 1998 et accusé d’avoir donné à des interlocuteurs serbes des informations sur les plans de frappes de l’OTAN au Kosovo[266]. « Nous avons dû régler plusieurs cas discrètement[267] », admet le général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées.

Rondot, chargé du dossier « criminels de guerre »

Ces frictions franco-américaines empêchent toute réelle coopération dans la traque de Karadžić et de Mladić. Paris se retrouve sur la défensive. Fin décembre 1997, la procureure du TPIY, Louise Arbour, accuse carrément la France d’obstruction dans la traque des criminels de guerre, qui seraient « en sécurité absolue dans le secteur de Bosnie contrôlé par les troupes françaises ». Jacques Chirac et son Premier ministre de cohabitation, Lionel Jospin, prennent mal la chose. L’heure de la remobilisation a sonné.

Le général Philippe Rondot, qui, après quatre ans passés à la DST, vient d’entrer dans ses fonctions de conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales au ministère de la Défense auprès du ministre socialiste, Alain Richard, se saisit du dossier. Il bénéficie d’une bonne réputation pour avoir mené à bien la capture du terroriste Carlos en 1994. À partir du début de 1998, il commence à se rendre régulièrement à Sarajevo et à Belgrade pour ses missions « CDG », autrement dit « criminels de guerre ».

Le général français y rencontre certains hauts responsables serbes susceptibles de l’aider, bien que leur profil soit également controversé. Ainsi, en novembre 1999, il a un entretien avec le général Momčilo Perišić, ancien chef d’état-major de l’armée yougoslave, lui-même poursuivi par le Tribunal pénal international pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité[268]. Un ponte de la DRM se souvient : « Rondot s’est beaucoup occupé de ces dossiers, au point d’en faire presque un combat personnel. Agissant souvent en solitaire, il ne coordonnait pas réellement les services sur le sujet, que ce soit la DRM, la DGSE ou les forces militaires sur le terrain[269]. » Mais le général bénéficie des renseignements collectés par un nouvel organisme, le Centre interarmées d’évaluation et de fusion des renseignements (CIEF), créé fin 1997 au sein de la DRM sur sa base de Creil.

Selon les premières informations récoltées, Radovan Karadžić aurait probablement quitté la Bosnie en novembre 1997. C’est du moins ce que certains responsables des opérations spéciales laissent entendre en avril 1998, lorsque la presse américaine rend publique l’affaire Gourmelon[270]. Une manière de tenter de se dédouaner. Quant au général Mladić, il serait lui aussi parti se réfugier en Serbie.

Désireux de redorer leur blason, les Français entendent rapidement mettre la main sur l’un des autres criminels de guerre recherchés par le TPIY. Les Britanniques ont eu leurs faits d’armes, les Néerlandais également, avec l’arrestation de deux Croates fin 1997, tout comme les Américains, avec une capture début 1998[271]. La France, quant à elle, procède à deux prises durant la même période, mais il s’agit de « petits poissons ». Or Paris veut à tout prix attraper un « gros poisson ».

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260

Steven Erlanger, « France Said to Balk at 2d Bosnia Raid, Calling it Too Risky », New York Times, 16 juillet 1997.

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261

Entretien avec l’auteur, novembre 2012.

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262

Entretien avec l’auteur, décembre 2012.

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263

Entretien avec l’auteur, juillet 2012. Arnaud Danjean, député européen (UMP) depuis 2009, a présidé jusqu’en 2014 la sous-commission Sécurité et Défense au Parlement européen.

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264

Révélations du Washington Post. Voir aussi Steven Erlanger, « French Said to Hurt Plan to Capture Karadzic », New York Times, 23 avril 1998.

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265

Jean-Dominique Merchet, « Gourmelon, commandant en eaux troubles. En Bosnie, l’officier aurait eu des relations “contestables” avec les Serbes », Libération, 24 avril 1998.

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266

Saint-cyrien et officier de renseignement, Pierre-Henri Bunel affirmera avoir agi sur ordre et pour des motifs humanitaires. En décembre 2001, il sera condamné à cinq ans de prison, dont trois avec sursis, par un tribunal militaire. Voir son témoignage dans son livre Mes services secrets. Souvenirs d’un agent de l’ombre, Flammarion, 2001.

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267

Entretien avec l’auteur, avril 2013.

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268

La rencontre a lieu le 25 novembre 1999. Le général Momčilo Perišić, chef d’état-major de l’armée yougoslave de 1993 à 1998, se livrera volontairement au Tribunal pénal international en mars 2005. Il sera condamné en septembre 2011 à vingt-sept ans de prison pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité, avant d’être acquitté en appel en mars 2013.

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269

Entretien avec l’auteur, septembre 2012.

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270

Voir Hélène Despic-Popovic et Jean-Dominique Merchet, « L’ange gardien français de Radovan Karadžić. Un officier français aurait fait échouer la capture du leader serbe », Libération, 26 avril 1998.

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271

Vlatko Kuprešić et Anto Furundzija sont arrêtés par les forces néerlandaises le 18 décembre 1997. Goran Jelisić est arrêté par les Américains le 22 janvier 1998. Voir notamment Jacques Massé, Nos chers criminels de guerre, Flammarion, 2006, p. 124 sq.