Officiellement, la chasse se poursuit. Mais la DGSE et le général Rondot craignent par-dessus tout que sa capture ne mette au jour les opérations menées par le SA à ses côtés. De plus, s’il était tué, les Français redoutent qu’on ne leur attribue sa mort. Des messages sont échangés avec lui via plusieurs émissaires. « Le général Ante Gotovina m’avait fait savoir par l’entremise du général Ante Roso qu’il ne révélerait jamais les liens qui ont pu exister, à l’époque de la guerre, entre lui et nous[293] », note Rondot, rassurant, en mars 2005.
La valse-hésitation française cesse quelques mois plus tard. L’ordre vient de l’Élysée : le général croate ne doit plus bénéficier d’aucune clémence. Il est arrêté le 7 décembre 2005 dans les îles Canaries, où il s’était réfugié. Reconnu coupable de « crimes contre l’humanité » en avril 2011 par le TPIY, le général Gotovina sera condamné à vingt-quatre ans d’emprisonnement, mais il sera acquitté en appel en novembre 2012[294]. Il rentrera en Croatie, accueilli en héros.
Les services français ne se sont jamais vantés de l’aide clandestine qu’ils lui ont apportée. Ni des protections dont il a longtemps bénéficié.
11.
Venger les moines de Tibhirine
30 mai 1996. Dans un communiqué officiel, les autorités algériennes informent qu’elles ont découvert au bord d’une route, près de Médéa, les « dépouilles » des sept moines du monastère de Tibhirine, enlevés dans la nuit du 26 au 27 mars. En réalité, il s’agit des têtes décapitées des frères trappistes. Les corps des sept victimes ne seront pas retrouvés. Leur exécution a été annoncée quelques jours plus tôt par un message du Groupe islamique armé (GIA), qui avait revendiqué la prise d’otages. Daté du 21 mai et publié le surlendemain dans la revue islamiste Al Ansar, à Londres, avant d’être transmis à la radio marocaine Medi 1 ainsi qu’à l’AFP, ce texte met directement en cause la France et son président Jacques Chirac. « Le président français et son ministère des Affaires étrangères ont déclaré qu’ils ne vont pas dialoguer et qu’ils ne vont plus négocier avec le GIA, interrompant ainsi ce qu’ils ont déjà entrepris, et nous avons, nous aussi, coupé la gorge des sept moines[295] », écrivent les ravisseurs.
Cet épilogue atroce constitue l’un des épisodes les plus noirs de la « drôle de guerre » menée contre la France par les extrémistes du GIA, groupe que dirige un certain Djamel Zitouni. À leurs yeux, Paris soutient le régime militaire algérien, lequel mène un combat total contre les islamistes après avoir interrompu, en janvier 1992, le processus électoral qui devait conduire à la victoire du Front islamique du salut (FIS) aux élections législatives. Depuis cette date, la répression et les attaques du GIA ont fait des dizaines de milliers de victimes de l’autre côté de la Méditerranée.
Dans cette nouvelle guerre d’Algérie qui ne dit pas son nom, les Français sont également visés. Et le pouvoir politique, de François Mitterrand à Jacques Chirac, semble bien incapable d’enrayer la spirale de violence, qui déborde le territoire algérien et gagne l’Hexagone. Les risques d’attentat mobilisent la DST — les services secrets intérieurs —, tandis que la poudrière algérienne alarme la DGSE. De 1993 à 1996, la machine s’emballe, sans que les services de renseignement puissent véritablement répondre aux menaces répétées du GIA. À défaut de lui déclarer une guerre ouverte, les autorités françaises emploient plusieurs canaux officieux et clandestins afin de contenir les dangers. Mais elles sont confrontées à l’hermétisme d’un pouvoir algérien qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins, y compris la manipulation et la duplicité.
Dans l’affaire des moines de Tibhirine, des doutes planent d’emblée sur les réels instigateurs de ce crime. Les carnets du général Philippe Rondot, alors conseiller du directeur de la DST, porteront trace, quelques années plus tard, des réflexions partagées à l’Élysée sur le « double jeu » des services algériens[296]. À défaut de certitudes, Paris va bientôt demander des comptes. Pour venger les trappistes assassinés…
Officiellement, la France a un ennemi déclaré : le GIA, jugé responsable, de 1993 à 1996, d’une série d’attaques meurtrières contre ses ressortissants. La liste des crimes les plus spectaculaires attribués à ce groupe est, en effet, impressionnante :
— l’enlèvement et l’assassinat de deux géomètres français, Emmanuel Didion et François Barthelet, dans la région d’Oran, le 21 septembre 1993 ;
— l’assassinat d’un journaliste français, Olivier Quemener, à Alger, le 1er février 1994 ;
— la mort de deux autres Français, Roger-Michel Drouaire et son fils Pascal-Valéry, égorgés près d’Alger le 22 mars 1994 ;
— le meurtre de deux religieux, Henri Vergès et Paul-Hélène Saint-Raymond, à Alger, le 8 mai 1994 ;
— l’attentat contre une résidence française dans la cité d’Aïn Allah, à Alger, où meurent trois gendarmes et deux agents consulaires, le 3 août 1994 ;
— la prise d’otages dans l’Airbus d’Air France à l’aéroport d’Alger, le 24 décembre 1994 ;
— l’assassinat de quatre pères blancs à Tizi Ouzou, le 27 décembre 1994 ;
— la campagne d’attentats en France de juillet à octobre 1995 ;
— enfin, l’enlèvement des moines de Tibhirine, en mars 1996.
Chaque fois, l’organisation islamiste radicale revendique ses actions à travers des communiqués relayés notamment par le journal Al Ansar, publié à Londres. De quoi transformer l’émir du GIA, Djamel Zitouni, en ennemi public numéro un aux yeux des hauts responsables français.
Cependant, durant toute cette période, certains cercles du pouvoir à Paris s’interrogent mezzo voce sur la vraie nature de ce groupe de plus en plus sanglant et sur les liens éventuels de Djamel Zitouni avec les services algériens, principalement la sécurité militaire (Département du renseignement et de la sécurité, ou DRS), dirigée d’une main de fer par le général Mohamed Mediène, dit Toufik. Dans ce jeu de billard à plusieurs bandes, le régime algérien est suspecté d’infiltrer des groupes armés rebelles afin de les décrédibiliser et de semer la terreur. Selon cette hypothèse, le GIA serait instrumentalisé pour faire pression sur Paris afin d’obtenir un plus franc soutien français au régime militaire d’Alger, plongé dans la guerre civile.
Zitouni, marionnette d’Alger ? Ce scénario fait frémir les cénacles diplomatiques, car les relations franco-algériennes sont, de longue date, électriques. Il est démenti avec vigueur par les équipes de la DST, qui travaillent alors main dans la main avec les services algériens pour lutter contre le terrorisme et ne veulent pas croire à l’hypocrisie de leurs interlocuteurs.
En effet, voilà des années que le DRS et la DST sont sur la même longueur d’onde et en contact permanent. Chacun y trouve son compte. Les experts français de l’antiterrorisme ont été guidés par les Algériens dans le maquis des organisations dissidentes palestiniennes et dans le bourbier libanais au début des années 1980, à l’époque où les attentats contre la France et les prises d’otages se succédaient. Les Algériens ont notamment facilité des entrevues secrètes entre la DST et le terroriste Abou Nidal afin de tenter de négocier l’arrêt des attentats en France[297]. De leur côté, à partir de janvier 1992, lorsque les généraux algériens ont commencé à pourchasser les islamistes, ils ont fait appel à la DST.
293
Note du 17 mars 2005, carnets du général Rondot. Note révélée par
294
« Judgment Summary for Gotovina et al. », TPIY, 15 avril 2011 ; « Appeals Chamber Acquits and Orders Release of Ante Gotovina and Mladen Makac », TPIY, 16 novembre 2012.
295
Communiqué du GIA, no 44, 21 mai 1996. Voir aussi René Guitton,
296
« Double jeu de la DRS : services français, GIA. Ex. : l’affaire des moines de Tibhérine. » Entretien avec le général Georgelin, chef d’état-major particulier du président Jacques Chirac, sur le voyage du président à Alger, le 23 décembre 2002 à 11 h 30, carnets du général Rondot.