Principal interlocuteur des Français, le général Smaïl Lamari, dit « Smaïn », numéro deux du DRS, en charge de la Direction du contre-espionnage (DCE), soigne ses relations avec ses amis français, en particulier le général Philippe Rondot et Raymond Nart, directeur adjoint de la DST, qui connaît bien l’Algérie pour y avoir vécu juste avant l’indépendance en 1962[298]. Lamari se rend souvent à Paris pour discuter de toutes ses affaires avec ces derniers, et eux l’appellent très fréquemment, quand ils ne se déplacent pas à Alger. De plus, la DST livre des armes et des équipements de sécurité aux forces de l’ordre algériennes, et certains de ses policiers donnent parfois des coups de main discrets dans des opérations du DRS. En retour, celui-ci dépêche régulièrement des représentants en France : ils y recueillent des renseignements sensibles sur des Algériens suspectés d’être impliqués dans des réseaux terroristes.
L’ancien directeur de la DST, Jacques Fournet, en poste de 1990 à 1993, le reconnaît : « Nous avons coopéré avec les autorités algériennes, et notamment avec les services de renseignement, en leur fournissant des équipements et des interceptions afin de leur permettre d’identifier, à tout le moins de localiser, certains membres du FIS sur le territoire algérien, en particulier à Alger[299]. »
Il arrive que ces échanges de services prennent des formes étranges. Le 24 octobre 1993, trois agents consulaires français sont enlevés à Alger, avant d’être rapidement relâchés par des ravisseurs qui ressemblent à des policiers algériens. Selon des sources concordantes, cet enlèvement aurait été en partie « arrangé » entre les services algériens et l’équipe de Charles Pasqua, arrivé au ministère de l’Intérieur en mars 1993[300]. Cette vraie-fausse prise d’otages, officiellement attribuée au GIA, a fourni une justification sécuritaire à l’opération Chrysanthème, déclenchée le 9 novembre 1993 par la DST et qui a abouti à l’interpellation d’une centaine d’activistes islamistes du FIS dans l’Hexagone. Ces arrestations étaient demandées expressément par le gouvernement algérien depuis des lustres. « L’opération Chrysanthème servait d’abord nos intérêts, en limitant les risques d’attentat[301] », plaide un ancien dirigeant de la DST.
Cette proximité des services intérieurs français avec leurs homologues algériens favorise également quelques confidences. Smaïn Lamari les dispense souvent de manière elliptique, sans livrer les dessous des plans du tout-puissant DRS. Ainsi, il ne cache pas sa satisfaction lorsque son ennemi officiel, Djamel Zitouni, devient l’émir du GIA, à l’automne 1994. Une attitude étrange qui alimente quelques soupçons sur le profil de ce leader radical.
Ancien vendeur de volailles dans la banlieue d’Alger, Djamel Zitouni a été arrêté en 1992, après le coup d’État des généraux, et emprisonné pendant plusieurs mois. Selon d’anciens membres du DRS, c’est à cette époque qu’il aurait été recruté, puis aidé par les services algériens. L’un de ses officiers traitants aurait été un des cadres du DRS de Blida. Ceux-ci cherchaient à infiltrer et à discréditer les islamistes, lesquels commençaient à négocier leur retour politique avec l’appui du président algérien Liamine Zéroual, partisan du dialogue et peu apprécié des généraux les plus durs. Après sa rencontre avec Chérif Gousmi, l’un des chefs du GIA, Zitouni a pris la tête d’une « phalange de la mort » de l’organisation, bien armée et de plus en plus violente.
En septembre 1994, alors que le président Zéroual fait libérer cinq dirigeants du FIS en échange d’une promesse d’élections générales, plusieurs leaders du GIA, dont Chérif Gousmi, sont tués dans une embuscade. Djamel Zitouni en réchappe miraculeusement, avant d’être brusquement intronisé chef du GIA fin octobre, au terme d’un putsch interne. Selon ce qu’aurait alors confié Smaïn Lamari à son ami Raymond Nart, Zitouni aurait été volontairement épargné lors de l’assaut afin de faciliter ensuite son ascension au sein du GIA[302]. À Paris, la DST comprend que les services algériens ont une relation particulière avec le nouveau chef du groupe extrémiste, sans avoir plus de détails. Un ancien haut responsable de la DST s’en souvient : « Lamari nous a parlé de Zitouni en disant qu’il y avait des liens entre Zitouni et le DRS. Il n’en a pas dit plus. Un jour, Lamari nous a expliqué que les Égyptiens avaient des docteurs en théologie à la tête des Frères musulmans, et qu’eux, les Algériens, avaient un marchand de poulets à la tête du GIA. Selon lui, cela les arrangeait bien… »
La DST ne semble pas trop s’appesantir sur les propos troublants de Lamari, qui pourraient se révéler gênants, puisque Zitouni est le chef du GIA, déjà responsable de plusieurs attentats contre des Français. Pour la DST, Lamari mène simplement la guerre chez lui selon des méthodes qui ont déjà fait leurs preuves : « Lamari nous a souvent répété qu’il opérait comme nous avions fait durant la guerre d’Algérie, en infiltrant et divisant les maquis, pour les affaiblir. Nous n’approuvions pas leurs méthodes, mais ils ont fini par réduire le GIA[303] », confie l’ancien de la DST.
La DGSE, elle, se pose davantage de questions sur ce qui se passe en Algérie et sur le GIA. « Nous avions compris que Zitouni faisait partie du jeu, qu’il était lié avec le DRS d’une manière ou d’une autre. Mais nous n’avions pas de preuves absolues[304] », se souvient un de ses anciens hauts responsables. « Tout était miné, précise un ex-cadre de la Direction du renseignement de la DGSE. Le pouvoir algérien vacillait, il ne contrôlait pas tout. On ne savait pas exactement qui avait infiltré quoi. De plus, les généraux algériens se faisaient la guerre entre eux, ce qui rendait les choses encore plus complexes. Ils étaient capables de tout, y compris du pire[305]. »
Depuis le début de la crise algérienne, les experts de la DGSE ont mis sur pied un dispositif technique spécial qui leur permet de recueillir de précieux renseignements sur ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerranée. « L’Algérie est devenue, à compter de 1991, le sujet majeur de préoccupation du service[306] », reconnaîtra le préfet Claude Silberzahn, directeur de la DGSE de 1989 à 1993 et qui a été sous-lieutenant en Algérie à la fin des années 1950.
Le centre d’écoutes près d’Arles ne fonctionnant pas, c’est à partir de bases militaires situées sur la Côte d’Azur que les communications des forces de sécurité algériennes sont surveillées. Des sous-marins français naviguent au plus près des côtes algériennes afin d’intercepter les communications radio au sol. Des avions Breguet Atlantic survolent l’Algérie, avec à leur bord des « grandes oreilles » et des traducteurs. La DGSE dispose aussi d’un cargo désaffecté aménagé en centre d’écoutes et d’un système d’interceptions installé dans les locaux de l’ambassade de France à Alger.
298
Voir notamment Éric Merlen et Frédéric Ploquin,
299
Cité dans Sébastien Laurent (dir.),
300
Voir notamment Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire,
302
Voir Jean-Baptiste Rivoire,