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« À partir de 1991, nous avons essayé de capter tout ce qui se disait en Algérie par divers canaux, explique un officier qui travaillait pour la direction du renseignement de la DGSE. C’était une de nos priorités. Nous avons par exemple vécu en direct, le 29 juin 1992, l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, à Annaba, par un sous-lieutenant de l’armée. Nous recevions des comptes rendus quotidiens des massacres attribués au GIA. C’était éprouvant, d’une sauvagerie de plus en plus arbitraire, visant surtout à semer la terreur. Progressivement, nous nous sommes rendu compte que l’hypothèse de la guerre du GIA contre le DRS ne tenait pas la route. C’était plus compliqué que cela : le DRS manipulait et terrorisait, lui aussi, pour retourner l’opinion contre les islamistes[307]. »

L’Algérie proche du « chaos »

Malgré ces écoutes, la DGSE demeure peu active sur le terrain. Elle y déploie épisodiquement quelques agents clandestins, pour sécuriser l’ambassade et la communauté française, ou encore pour en savoir plus sur le programme nucléaire algérien, notamment sur les travaux autour du réacteur de recherche d’Aïn Oussara, construit avec l’aide des Chinois à deux cents kilomètres au sud d’Alger et mis en service en 1993. Selon la DGSE, le programme algérien n’est pas très avancé, contrairement à ce que disent les experts de la DST et de la CIA. Cependant, les agents du service doivent rester invisibles, car les responsables du DRS ne supportent pas l’ingérence des Français, dont l’image demeure associée aux épisodes sombres de la guerre d’Algérie.

De fait, préférant cultiver ses relations exclusives avec la DST, qui lui fait confiance, Smaïn Lamari se méfie ouvertement de la DGSE, même s’il lui arrive de rencontrer certains de ses dirigeants lorsqu’il se déplace en Europe. Il est vrai que la DGSE est de plus en plus critique sur le cours des événements. En janvier 1992, les services français estiment qu’il faut « envisager avec lucidité l’arrivée du FIS aux commandes du pays ». Après l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, la DGSE écrit : « Le chaos est proche, et les termes de l’alternative [sont : ] pouvoir islamique ou dictature militaire… » Un autre rapport de 1992 résume la situation en ces termes : « Ainsi qu’il était prévu, le couple violence-répression marque le paysage algérien : attentats, tortures, détention. L’Algérie est d’ores et déjà devenue un État policier, dépourvu de projet politique et économique. »

Claude Silberzahn expliquera qu’il était « raisonnable de parier sur un pouvoir islamique modéré » et que « tout valait mieux que le régime en place[308] ». De quoi se faire détester par les généraux du DRS ! De plus, Smaïn Lamari sait que certains dirigeants de la DGSE rencontrent secrètement des représentants du GIA dans de grandes villes d’Europe afin de les sonder. Nommé en juin 1993, le successeur de Silberzahn, Jacques Dewatre, un préfet qui parle arabe et qui connaît bien le pays pour y avoir patrouillé au sein du 11Choc durant la guerre d’Algérie, se déplace ainsi plusieurs fois pour discuter avec des islamistes. « Lamari a appris que nous voyions des leaders du GIA en Europe. Cela ne lui a sans doute pas plu. Il craignait peut-être aussi qu’on ne découvre les relations troubles entre le DRS et le GIA[309] », explique un ancien cadre de la DGSE.

Intox autour de la prise d’otages de l’Airbus d’Air France

La tension monte d’un cran avec la prise d’assaut, par un commando du GIA, d’un Airbus d’Air France à l’aéroport d’Alger, le 24 décembre 1994. Alors que les assaillants ont déjà abattu deux passagers, les autorités algériennes distillent les informations au compte-gouttes. Le commando a visiblement bénéficié de complicités pour accéder au tarmac et monter dans l’avion avec des armes et des explosifs. Le dispositif de sécurité de l’aéroport a été curieusement allégé, bien que des risques d’attentat eussent été rapportés. « Nous avions recommandé d’arrêter tous les vols d’Air France à cette période, car nous jugions l’aéroport peu sûr. L’ambassadeur de France, qui s’était inscrit sous un faux nom, devait prendre l’avion qui a été attaqué, mais il a changé de vol au dernier moment[310] », révèle un ancien officier de la DGSE.

Alors que l’avion est toujours immobilisé sur le tarmac, les membres du commando exigent de décoller vers Paris. Nul ne sait s’ils veulent atterrir dans un aéroport parisien ou précipiter l’avion sur un lieu symbolique, comme la tour Eiffel. Le gouvernement d’Édouard Balladur est divisé. Selon le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, qui relaie les messages transmis à la DST par les services algériens, le verre du cockpit de l’avion est endommagé, ce qui empêcherait son décollage. Au Quai d’Orsay, Alain Juppé émet des doutes sur les intentions du pouvoir algérien, lequel refuse aussi bien l’intervention du GIGN sur son territoire que le retour de l’avion en France. Les commandos du GIGN, qui se sont positionnés dans un Airbus à l’aéroport de Palma de Majorque pour pouvoir rallier rapidement Alger, doivent patienter.

Selon les informations recueillies par la DGSE, les autorités algériennes sont en train de préparer un assaut contre l’avion avec leurs commandos Ninja. Elles affirment pourtant le contraire aux Français. « Les Algériens nous mentaient[311] », confiera Philippe Rondot. Le Premier ministre, Édouard Balladur, craint que l’affaire ne se termine dans un bain de sang à Alger. Il appelle Jacques Dewatre pour avoir confirmation de l’état du cockpit. Au bout de quelques minutes, le directeur de la DGSE répond que, contrairement à ce que disent les Algériens, la vitre est intacte. La DGSE, qui intercepte en direct les communications entre l’avion et la tour de contrôle, dispose aussi sur place de plusieurs agents qui fournissent des précisions.

À 21 h 30, le dimanche 25 décembre, la situation se dégrade, avec l’assassinat d’un autre passager, Yannick Beugnet, cuisinier à l’ambassade de France. Le commando du GIA annonce qu’il va exécuter un otage toutes les trente minutes. Désormais convaincu que les autorités algériennes ne lui disent pas toute la vérité, Édouard Balladur décide de joindre le président Liamine Zéroual pour exiger le redécollage immédiat de l’Airbus. « Je lui ai dit que je le tenais pour personnellement responsable de la vie des otages et que j’en prendrais à témoin l’opinion internationale[312] », rapportera l’ancien Premier ministre. Deux coups de téléphone sont nécessaires pour persuader les dirigeants algériens. L’Airbus s’envole vers la France dans la nuit et se pose à Marseille pour une escale technique.

Le 26 décembre, à 8 heures du matin, Édouard Balladur donne le feu vert au GIGN pour prendre d’assaut l’avion, immobilisé sur l’aéroport de Marignane. Le groupe d’élite intervient dans l’après-midi du même jour, dans des conditions périlleuses. Il tue quatre preneurs d’otages et libère les passagers. Le général Rondot, parmi d’autres, a prévenu ses supérieurs que ce raid mené en France risquait de provoquer des réactions : « On allait bientôt en payer les conséquences[313]. »

La réplique ne se fait pas attendre : le lendemain, quatre pères blancs très appréciés de la population locale sont sauvagement assassinés dans leur presbytère de la Société des missionnaires d’Afrique, à Tizi Ouzou. Le raid est signé du GIA de Djamel Zitouni, bien décidé à poursuivre sa stratégie sanguinaire. Alors que des discussions s’engagent à Rome entre plusieurs partis algériens pour esquisser un règlement pacifique du conflit — ces pourparlers buteront rapidement sur le refus du gouvernement algérien et des extrémistes de se joindre aux négociations —, la France est désormais en ligne de mire.

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307

Entretien avec l’auteur, avril 2014.

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308

Voir Claude Silberzahn, avec Jean Guisnel, Au cœur du secret, op. cit., p. 292–293.

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309

Entretien avec l’auteur, mai 2014.

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310

Entretien avec l’auteur, décembre 2013.

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311

Rapporté dans Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La Décennie Mitterrand, t. 4 : Les déchirements, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 681.

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312

Édouard Balladur, Le pouvoir ne se partage pas. Conversations avec François Mitterrand, Fayard, 2009, p. 358.

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313

Pierre Favier et Michel Martin-Roland, La Décennie Mitterrand, t. 4, op. cit., p. 682.