Entre Paris et Alger, le climat se refroidit. Les autorités françaises redoublent de prudence face à l’augmentation des risques d’attentat. Le SA envoie des équipes sur les bateaux qui relient Alger aux ports français pour empêcher toute prise d’otages. La sécurité de l’ambassade de France à Alger et des principaux consulats est renforcée. De son côté, le pouvoir algérien redoute que la France ne prenne ses distances avec lui.
Est-ce un geste d’apaisement ou un avertissement indirect ? Toujours est-il que, le 6 mars 1995, tandis que l’élection présidentielle française se profile, le numéro deux du DRS, Smaïn Lamari, rend visite à son ami Raymond Nart à la DST. « Il est venu l’avertir que des attentats auraient lieu en France, se souvient un ancien de la DST. Comme nous l’avions aidé, Lamari nous aidait en retour. Nous supposions qu’il avait des informateurs au sein du GIA, car le GIA était infiltré[314]. » Raymond Nart et la DST croient à la bonne foi de leur correspondant algérien. Dans la foulée, les 11 et 30 mars 1995, le directeur adjoint de la DST rédige deux notes d’alerte sur le sujet. Mais rares sont ceux qui y prêtent attention dans les hautes sphères de l’État français. La campagne présidentielle occupe toute la scène.
Le 7 mai 1995, Jacques Chirac est élu au second tour avec 52,6 % des suffrages. À Matignon, il nomme Alain Juppé, qui n’est guère apprécié à Alger à cause de ses positions critiques sur le régime.
Le nouveau président de la République est rapidement confronté aux soubresauts de la crise algérienne. Le 11 juillet 1995, l’imam Abdelbaki Sahraoui, membre modéré du FIS, est assassiné dans sa mosquée de la rue Myrha, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Le meurtre est revendiqué dans un communiqué signé « Zitouni ». C’est le signe que le GIA internationalise désormais ses opérations, un virage que la DGSE et la DST ont décelé très tôt. En Algérie, le groupe islamiste liquide les maquisards trop proches du FIS. Sur le Vieux Continent, il cible plusieurs dirigeants de ce parti. Pour mettre au point cette stratégie de terreur hors de ses frontières, il bénéficie depuis quelques semaines de l’aide d’un ancien officier du DRS, le capitaine Ahmed Chouchane[315].
À l’Élysée, le président Chirac ne cache pas ses interrogations après l’assassinat de l’imam Sahraoui. Dans ses Mémoires, l’ancien président les évoque de manière transparente : « Cette première transposition sur notre territoire du conflit interne à l’Algérie a-t-elle été l’œuvre du GIA, la victime ayant condamné les actes de violence commis contre les étrangers, notamment français ? Ou celle de la Sécurité militaire [algérienne], à l’heure où les tentatives de reprise de dialogue entre le FIS et le gouvernement sont loin de faire l’unanimité dans les rangs de l’armée algérienne ? La première piste paraît la plus probable. Mais il est difficile d’évacuer la seconde, dans la mesure où les groupes armés sont souvent infiltrés et manipulés par cette même Sécurité militaire afin de discréditer les islamistes aux yeux de la population et de la communauté internationale[316]. » Le président de la République ne sous-estime donc pas le risque d’instrumentalisation du GIA, mais il n’est pas question de se fâcher avec Alger sur ce sujet tabou.
Malheureusement, comme l’avait annoncé Smaïn Lamari, une vague d’attentats secoue la France. Le 25 juillet 1995, une bombe explose dans le RER à la station Saint-Michel. Bilan : sept morts et plus de quatre-vingts blessés. Le 17 août suivant, une explosion près de la place de l’Étoile blesse dix-sept passants. Une lettre signée « Zitouni » est envoyée à l’ambassade de France à Alger. Le chef du GIA demande à Jacques Chirac de se « convertir à l’islam » et de revoir sa politique à l’égard de l’Algérie. La campagne d’attentats se poursuit. Le 26 août, une bouteille de butane piégée est découverte le long d’une ligne TGV dans le Rhône. Le 3 septembre, une autre bombe blesse quatre personnes boulevard Richard-Lenoir, à Paris, tandis qu’une voiture piégée est repérée à Villeurbanne, à deux pas d’une école juive. Les enquêteurs remontent quelques pistes, notamment à partir de l’engin explosif trouvé fin août près de la voie ferrée. Un suspect, Khaled Kelkal, est repéré près de Lyon et abattu par des gendarmes le 29 septembre.
La série noire continue. Une bonbonne de gaz explose le 6 octobre près du métro Maison-Blanche, à Paris. Une autre bombe fait des ravages et une trentaine de blessés, le 17 octobre, dans le RER parisien. Boualem Bensaïd, soupçonné d’avoir organisé les attentats avec un certain Ali Touchent, est arrêté à Paris début novembre. Un autre homme, Rachid Ramda, est interpellé à Londres et présenté comme le financier du groupe. Tous sont des membres présumés du GIA, sous les ordres de Djamel Zitouni. Ali Touchent, alias Tarek, qui échappe au coup de filet, est le responsable du GIA en Europe. Il est installé depuis avril 1995 à Chasse-sur-Rhône pour recruter de jeunes Maghrébins. Certains anciens membres des services algériens le considèrent aussi comme l’une de leurs « taupes », chargée de terroriser l’Europe.
Le DRS aurait-il orchestré la campagne d’attentats de 1995 en France pour provoquer une réaction anti-islamiste ? Plusieurs de ses ex-responsables l’affirmeront[317]. L’ancien magistrat antiterroriste Alain Marsaud abondera dans ce sens, estimant que derrière le GIA se cachaient les services algériens, qui voulaient « porter le feu en France, prendre la France en otage[318] ». Cette hypothèse ne peut être exclue, même si elle n’a pas été étayée par l’enquête judiciaire menée à la suite des attentats par le juge antiterroriste Jean-Louis Bruguière. Celui-ci, qui a travaillé sur le profil trouble d’Ali Touchent, expliquera : « Cette thèse récurrente n’a pas été validée, bien que le personnage [d’Ali Touchent] fût mystérieux. Tarek, qui a pu regagner l’Algérie, a été abattu par la suite lors d’un affrontement avec l’armée, et son élimination physique, bien réelle, n’est pas, comme on l’a suggéré, une légende pour couvrir sa fuite[319]. » Le juge d’instruction a consulté le dossier d’Ali Touchent à Alger : selon la police algérienne, l’homme aurait été tué en mai 1997 lors d’un assaut des forces de sécurité contre une maison. Cette version peut aussi masquer une exécution décidée en haut lieu pour faire disparaître un témoin embarrassant.
Les doutes sur les réels commanditaires des attentats demeurent. Le ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, les exprime ouvertement devant des journalistes en septembre 1995, estimant par ailleurs que « la Sécurité militaire algérienne voulait que l’on parte sur de fausses pistes pour qu’on élimine les gens qui gênent[320] ». Ces propos provoquent de vives réactions à Alger. Fin 1995, le Premier ministre, Alain Juppé, et le président, Jacques Chirac, font passer au président algérien Liamine Zéroual un message sur le thème : « Nous ne sommes pas dupes », mais toujours à mots couverts. Personne n’exige encore des autorités algériennes que Djamel Zitouni, ennemi public numéro un de la France, soit éliminé.
314
Entretien avec l’auteur, novembre 2013. Voir aussi Éric Merlen et Frédéric Ploquin,
315
Ancien instructeur de l’armée, Ahmed Chouchane, emprisonné un temps pour ses opinions islamistes, est libéré fin mars 1995. Sous la menace, il aurait alors été chargé par le DRS d’aider Djamel Zitouni à liquider les autres maquis et de continuer à semer la terreur. Voir Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire,
317
Voir notamment le témoignage d’un certain « Joseph » à l’
318
Rapporté dans le documentaire de Jean-Baptiste Rivoire et Romain Icard, « Attentats de Paris : enquête sur les commanditaires », Canal+, 2002.
319
Jean-Louis Bruguière,
320
Voir « Jean-Louis Debré se méfierait de la Sécurité militaire algérienne »,