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De fausses pistes après l’enlèvement des moines

Ces questions ressurgissent lors de l’enlèvement des sept moines trappistes du monastère cistercien de Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, au nord de Médéa, dans la nuit du 26 au 27 mars 1996[321]. Le père Armand Veilleux, aussitôt dépêché sur place par son ordre religieux, exprime des doutes sur les organisateurs du kidnapping, qu’il pense liés aux services algériens. Il n’est pas écouté. Plusieurs anciens officiers du DRS ainsi qu’un émir rival de Zitouni, Ali Benhadjar, accréditeront cette thèse en 1997 et en 2002, accusant la Sécurité militaire d’avoir orchestré l’opération grâce à des agents infiltrés[322]. Ces accusations ne sont pas corroborées sur le moment par la DST et la DGSE, qui attribuent plutôt ces prises d’otages à des règlements de compte entre factions rivales du GIA. De son côté, le FIS condamne sur-le-champ les enlèvements, les jugeant « contraires à la loi islamique » et demandant la « libération immédiate des religieux ».

À Paris, une cellule de crise est mise en place au Quai d’Orsay autour du ministre des Affaires étrangères, Hervé de Charette, avec la DST et la DGSE. Les premières pistes, alimentées par les Algériens, ne donnent pas grand-chose. Les diplomates avancent d’abord l’hypothèse que les auteurs de l’enlèvement seraient un groupe dissident du GIA, dit « algérianiste », qui s’opposerait à la dérive ultra-violente du GIA « internationaliste » de Zitouni. Une fausse piste à laquelle la DGSE et la DST ne croient pas longtemps, puisque le groupe « algérianiste », en guerre contre les « zitounistes », dénonce le rapt. « Il faut, en tout état de cause, éviter de nous laisser entraîner par les Algériens dans leur logique […] de justification sécuritaire, et de nous laisser mettre sur le côté comme ils avaient tenté de le faire lors du détournement de l’Airbus », écrit un responsable du Quai d’Orsay au cabinet du ministre le 29 mars. Sa recommandation : qu’Hervé de Charette appelle son homologue algérien et répète que la France veut les otages « vivants ». Il ajoute : « La DST pourra appuyer son message d’un avertissement sur le devenir de la coopération avec les services algériens[323]. »

Un émissaire de la DST à Alger

En réalité, la DST s’en remet totalement à ses correspondants traditionnels du DRS, en l’occurrence à Smaïn Lamari, patron de la Direction du contre-espionnage (DCE). Dès le 28 mars, Raymond Nart et le général Philippe Rondot le joignent par téléphone. Lamari assure que « les ravisseurs vont se manifester dans les jours à venir ». Trois jours plus tard, le correspondant de la DCE à Paris indique à la DST qu’il « peut s’agir du groupe de Djamel Zitouni[324] ». Le général Rondot se rend à Alger du 5 au 7 avril pour recueillir des renseignements complémentaires. Sur place, il rencontre naturellement le général Lamari, qui se montre « très disponible et coopératif », précisant que ses services ont localisé le groupe des ravisseurs.

Dans son rapport de mission, Rondot note la remarque préliminaire de son ami algérien sur ses relations avec les services français : « Le général Smaïn Lamari a, dès le départ et à maintes reprises ensuite, insisté sur son exigence que le seul canal par lequel devait passer la gestion de l’opération était, à travers ma personne, notre service. C’est pour cette raison qu’il refuse toute relation — pour cette affaire comme pour d’autres — avec la DGSE, sa centrale ou son représentant à Alger[325]. » La DGSE, on le sait, n’est pas en cour à Alger, notamment depuis l’affaire de l’Airbus. Cela restera le cas encore longtemps[326].

Lorsqu’il sera entendu en 2006 par le juge Jean-Louis Bruguière — premier magistrat en charge de cette affaire, avant que le juge Marc Trévidic lui succède en 2007 —, Philippe Rondot rapportera les propos de Lamari sur les motifs de l’enlèvement : « Pour lui, le but de Djamel Zitouni était de se saisir d’otages afin de négocier avec la France l’élargissement de nos prisons, [et des prisons] britanniques et marocaines, de membres présumés du groupe Zitouni, et d’obtenir de l’armée algérienne un desserrement de son dispositif. »

Selon l’émissaire de la DST, les forces de sécurité algériennes, qui opèrent sur un « terrain particulièrement difficile », ont « davantage subi que dominé la situation ». Il précise, de manière elliptique : « Il est également possible que la stratégie menée alors, depuis plusieurs mois, par les services algériens pour obtenir l’éclatement du GIA et sa dispersion sur le terrain, en favorisant les luttes intestines entre les groupes armés et des ralliements, ait été de nature à accroître les difficultés[327]. » Autrement dit : les services algériens joueraient un rôle au sein du GIA, en l’occurrence via Zitouni, qui est en train de chercher à évincer ses rivaux à travers une surenchère violente. Lamari a laissé entendre qu’il ne maîtrisait plus tout sur le terrain. L’enlèvement des moines serait une conséquence de ces bagarres.

À Paris, une cellule de crise impuissante

De retour à Paris, le général Rondot rend immédiatement compte au directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Hubert Colin de Verdière. Celui-ci écrit dans la foulée : « Il ne faut pas exclure que les services algériens en sachent plus qu’ils ne le disent sur les intentions de Zitouni : on prétend qu’ils le manipuleraient plus ou moins. Sans avoir trempé dans l’enlèvement, ils peuvent souhaiter attendre jusqu’à être en mesure de traiter avec lui, voire de servir d’honnêtes courtiers entre lui et nous. Quelle que soit l’hypothèse, il est à craindre que cette crise soit longue[328]. » La cellule de crise, visiblement désarmée, a beau s’interroger sur le jeu des Algériens, elle n’a guère de cartes en main.

Pour la DST, Philippe Rondot continue de suivre le dossier. Il cultive des contacts avec des dirigeants du FIS et avec plusieurs services de pays étrangers pouvant avoir une influence en Algérie. Le gouvernement d’Alain Juppé, paralysé et divisé sur le sujet, ne donne pas de consignes claires. Et, à Alger, Rondot dépend toujours du bon vouloir de la DCE de Lamari. « Il faut bien convenir que notre seule source opérationnelle sur le terrain demeure ce service », reconnaît le Français de retour d’Alger, où, selon Lamari, sa présence n’est « pas indispensable, dans l’immédiat ». Rondot conclut son rapport de mission sur cette phrase : « Restons donc prudents dans nos analyses et circonspects par rapport au “produit” livré par la DCE, tout en nous préparant au pire[329]. »

Zitouni échappe-t-il à tout contrôle ?

Le patron de la DCE, lorsqu’il se rend à Paris mi-avril, ne délivre aucune information nouvelle à ses amis français. Pourtant, le 16 avril 1996, à l’issue d’une réunion avec le directeur de la DST, Philippe Parant, le directeur adjoint du cabinet du ministre des Affaires étrangères, Philippe Étienne, donne une précision importante : « Le préfet Parant a ajouté un élément. De ses conversations avec le général Lamari, il ressortait que celui-ci, qui considérait il y a peu de temps encore D. Zitouni comme un élément plutôt commode, car fauteur de divisions au sein de l’opposition islamiste armée, semblait le juger désormais moins contrôlable. » L’euphémisme est révélateur : Zitouni paraît échapper à tout contrôle. Malgré cela, la DST entend toujours ménager Lamari : « La DST continue à demander qu’on ne harcèle pas les autorités algériennes, car elle estime que “son” canal, le seul qui existe, fonctionne, même si à peu près rien ne passe dans le tuyau[330] », écrit encore le diplomate. De fait, cette relation particulière ne donne pratiquement aucun résultat.

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321

Les moines enlevés sont Christian de Chergé, Luc Dochier, Paul Favre-Miville, Michel Fleury, Christophe Lebreton, Bruno Lemarchand et Célestin Ringeard.

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322

C’est notamment le cas d’anciens agents du DRS, comme Karim Moulaï ou Abdelkader Tigha (voir son témoignage dans Libération, 23 décembre 2002), et d’autres, comme Ali Benhadjar (témoignage publié sur Internet en juillet 1997). Voir notamment Jean-Baptiste Rivoire, Le Crime de Tibhirine, op. cit.

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323

« Enlèvement des sept moines trappistes, relevé de conclusions de la réunion de la cellule de crise (28 mars 1996) », note pour le cabinet du ministre, à l’attention d’André Parant, 29 mars 1996, Direction Afrique du Nord-Moyen-Orient, ministère des Affaires étrangères.

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324

« Objet : Échanges avec la Direction du contre-espionnage algérien (DCE) durant la prise d’otages des moines de Tibhérine », note du général Philippe Rondot au préfet Philippe Parant, 27 mai 1996.

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325

« Objet : Opération Tibhérine, compte rendu de mission à Alger (5–7 avril 1996) », note du général Philippe Rondot à Philippe Parant, directeur de la DST, 8 avril 1996.

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326

La DGSE aura du mal à se faire admettre en Algérie, puisqu’elle est soupçonnée d’« entretenir le sentiment qu’il y a eu collusion entre les services algériens et le GIA », selon un mot rapporté en 2003 par le général Philippe Rondot avant l’un de ses voyages sur place, en compagnie de responsables de la DST ; note du 27 mai 2003, carnets du général Rondot.

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327

Audition du général Philippe Rondot devant le juge Jean-Louis Bruguière, 20 octobre 2006.

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328

« Algérie, religieux français », note d’Hubert Colin de Verdière, directeur de cabinet, à l’attention du ministre, 8 avril 1996, ministère des Affaires étrangères.

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329

« Objet : Opération Tibhérine, compte rendu de mission à Alger (5–7 avril 1996) », op. cit.

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330

« Objet : Algérie, moines trappistes », note de Philippe Étienne, directeur adjoint de cabinet, au ministre, 16 avril 1996, ministère des Affaires étrangères. Le 24 avril, dans une autre note, Philippe Étienne écrit : « L’on connaît les interrogations souvent formulées sur les liens entre Zitouni et la sécurité algérienne. »