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De son côté, la DGSE collecte quelques renseignements épars, mais demeure en retrait, dans ses analyses comme dans l’action. « La situation particulière de l’Algérie à cette époque, les difficultés du terrain et la clandestinité du groupe des ravisseurs n’ont pas permis de mettre en place des moyens pour recueillir des renseignements opérationnels ou pour mener une opération d’entrave[331] », résumera-t-elle quelques années plus tard dans une note dont la teneur n’avait encore jamais été révélée à ce jour. En d’autres termes : les services secrets n’ont pas pu monter d’opération clandestine pour localiser — et encore moins tenter de sauver — les moines. « Nous intervenions parfois en Algérie, mais pas dans la région montagneuse où les moines étaient retenus[332] », confirme un ancien membre du SA.

Seul élément nouveau : le 25 avril 1996, les autorités algériennes transmettent le « communiqué no 43 » du GIA de Zitouni, daté du 18 avril et adressé à Jacques Chirac. Il revendique clairement l’enlèvement des moines et formule des exigences, en particulier la libération de plusieurs prisonniers, dont Abdelhak Layada, l’un des fondateurs du GIA, détenu en Algérie.

Par ailleurs, le 30 avril, la DGSE reçoit, via son chef de poste à l’ambassade de France à Alger, une lettre de Zitouni et une cassette audio déposée par un émissaire du GIA, qui constitue une preuve de vie des sept moines[333]. Elle envoie aussitôt un de ses hauts responsables à Alger, du 1er au 5 mai, pour tenter de poursuivre les contacts. Mais les autorités algériennes lui ferment leurs portes : elles n’apprécient pas que les services extérieurs français interviennent sur leur territoire ou puissent se mêler de leurs propres tractations.

Cependant, plusieurs renseignements collectés par la DGSE en avril et en mai laissent entendre que les religieux seraient détenus dans des zones ou des lieux « contrôlés par la DCE » — des villas du quartier d’Hydra et sur les hauteurs de Belcourt, dans la banlieue d’Alger, une ferme de la région de Berrouaghia, une clinique d’El Biar[334]. La fiabilité des sources n’est pas établie. La DGSE pourrait sans doute creuser la question sur place si on la laissait agir. Mais, pour la DCE de Lamari, il n’en est pas question.

Les Algériens pourraient bien régler « brutalement » ce « fait divers »

En réalité, les jeux semblent déjà faits. Selon d’anciens membres du DRS, les religieux ont probablement été exécutés dès la fin avril 1996[335]. Les autorités françaises, qui affirment publiquement, le 9 mai, qu’elles ne négocieront pas avec le GIA, sont dans le brouillard. Elles continuent de se démener dans le désordre, sans pistes solides pour remonter jusqu’aux ravisseurs. D’autres émissaires, comme Jean-Charles Marchiani et l’ancien patron de la DST, Yves Bonnet, tentent vainement de sonder leurs sources à Alger. Dans une note datée du 10 mai, Philippe Rondot déplore : « Le général Smaïn Lamari m’avait dit, dès le début, que ce serait long, difficile et hasardeux. C’est bien le cas. »

Le conseiller du directeur de la DST suggère tout de même d’étudier avec Lamari la possibilité d’entrer en contact avec le GIA. « Peut-être l’a-t-il déjà fait : il doit alors nous tenir au courant. Sinon, réalisons, ensemble ou séparément, cette opération, étant entendu que, dans le deuxième cas, la DCE, informée, le tolérerait. » Le Français se dit prêt « à en prendre le risque », en activant des contacts directs ou indirects. « Nous ne pouvons rester plus longtemps dans l’expectative », s’impatiente-t-il, car la dépendance à l’égard des services algériens est devenue trop évidente. Or ceux-ci, ajoute Rondot, ont « d’autres impératifs que les nôtres », et ils « peuvent être tentés de régler brutalement ce qu’ils considèrent comme un simple “fait divers” (selon une formule entendue), lequel fait obstacle à la normalisation des relations franco-algériennes[336] ».

Mais il est déjà trop tard. Dans un communiqué daté du 21 mai, le GIA annonce l’exécution des moines. Quelques jours plus tard, Raymond Nart apprend secrètement par son ami Smaïn Lamari que leurs têtes ont été retrouvées[337]. L’information, transmise au ministre de l’Intérieur, Jean-Louis Debré, n’est confirmée officiellement à Alger que le 30 mai. D’après le général Lamari, c’est le « harcèlement sur le terrain » des forces de sécurité qui serait à l’origine de l’exécution, et non pas, comme l’indique le GIA dans son texte, le refus français de négocier, répété par le président Chirac et son gouvernement[338].

Rondot : « Il faut éliminer Zitouni »

Très amer, le général Rondot dresse un sombre bilan de cette affaire dans un document recensant tous les contacts avec la DCE de Lamari. « On ne peut pas dire que l’apport des services algériens a été déterminant, puisque nos sept moines ont perdu la vie », résume-t-il. Selon lui, tout n’a pas été fait, tant du côté algérien que du côté français, pour empêcher ce dénouement tragique : « À vrai dire, dans la guerre sanglante que connaît l’Algérie, le sort des sept moines ne semblait pas devoir être considéré par les responsables militaires algériens comme plus important que le sort d’autres, même si les relations franco-algériennes risquaient de souffrir d’une mauvaise gestion de l’affaire et, plus encore, de son issue fatale. »

Cette note, datée du 27 mai 1996 et destinée au préfet Philippe Parant, patron de la DST, va même beaucoup plus loin. Furieux que la prise d’otages ait mal tourné, le général Rondot exprime en effet, de manière directe, le souhait d’une véritable vengeance : « Pour tenter d’effacer l’échec, la DCE se doit d’éliminer, par tous les moyens, Djamel Zitouni et ses comparses. C’est notre devoir de l’encourager et peut-être même de le lui imposer. »

La consigne, écrite noir sur blanc, est parfaitement claire : il n’est pas question d’une arrestation en vue d’un procès en bonne et due forme, mais bien de mettre en œuvre une justice expéditive. L’application de la loi du talion, après l’assassinat des trappistes.

Ce document exceptionnel, au ton aussi acerbe que glaçant, pointe à nouveau du doigt les relations troubles entre les autorités algériennes et Djamel Zitouni, le chef du GIA : « Très (trop) longtemps — et pour des raisons d’ordre tactique —, Djamel Zitouni et ses troupes ont bénéficié d’une relative tolérance de la part des services algériens : il aidait (sans doute de manière involontaire) à l’éclatement du GIA et favorisait les luttes intestines entre les groupes armés. Ce temps-là semble aujourd’hui — après le sort qui vient d’être réservé aux religieux (que seule la récupération des corps vérifiera) — révolu[339]. »

La recommandation écrite d’éliminer Zitouni est aussi embarrassante pour celui qui l’a rédigée que pour ceux qui en ont pris connaissance. La note du général Rondot aurait dû rester couverte par le « secret défense » durant des décennies. Pourtant, elle a été déclassifiée en 2009 dans le cadre de l’instruction judiciaire sur la mort des moines, relancée à partir de 2007 par le juge parisien Marc Trévidic. Petit détail troublant : la page où figure ce passage délicat n’a, dans un premier temps, pas été transmise au juge Trévidic, lequel s’est vite rendu compte de l’omission. Prétextant une erreur de reprographie, le ministère de l’Intérieur a finalement été obligé de l’envoyer au magistrat, dévoilant ainsi un secret jusque-là bien gardé sur les intentions françaises à l’égard de Zitouni.

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331

« Objet : Synthèse de l’action du service dans le cadre de l’affaire des moines de Tibhérine », DGSE, 6 juillet 2004.

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332

Entretien avec l’auteur, novembre 2013.

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333

Cette livraison sera au centre d’une polémique, car la DGSE, suspectée de vouloir agir dans le dos du DRS, n’en aurait pas informé les autorités algériennes. En réalité, la DGSE a aussitôt prévenu la cellule de crise au Quai d’Orsay, et Philippe Rondot a informé dans la foulée le général Lamari, lui transmettant le contenu de la cassette le 2 mai.

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334

« Enlèvement et assassinat des religieux français de Tibhérine, renseignements recueillis par le service », annexe à une note récapitulative du 3 juin 1996, no 12351, DGSE.

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335

Jean-Baptiste Rivoire, Le Crime de Tibhirine, op. cit., p. 197–201.

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336

« Considérations (amères) sur la gestion de l’affaire des moines de Tibhérine et propositions (malgré tout) d’action », note de Philippe Rondot, 10 mai 1996.

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337

Lamari aurait aussi dit à Nart qu’il savait où se trouvaient les corps, sans donner plus de précisions.

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338

Conversation téléphonique du 24 mai 1996 à 16 heures du général Rondot avec le général Smaïn Lamari.

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339

« Objet : Échanges avec la Direction du contre-espionnage algérien (DCE) durant la prise d’otages des moines de Tibhérine », op. cit. Note citée dans Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme, « Moines de Tibéhirine : trois rapports secrets sèment le trouble », Mediapart, 23 septembre 2010, et dans Jean-Baptiste Rivoire, Le Crime de Tibhirine, op. cit., p. 249.