Le plus important concerne les suites données à cette note. Selon plusieurs sources concordantes, l’injonction française a été bien comprise par les Algériens. Les agendas du général Rondot font état d’un message adressé, le 5 juin 1996, à Smaïn Lamari, numéro deux du DRS, « au sujet de Djamel Zitouni », sans en préciser le contenu[340]. De son côté, Raymond Nart, directeur adjoint de la DST, a poursuivi ses échanges avec son ami Lamari. « Nous n’avons pas eu besoin de demander formellement d’éliminer Zitouni. C’était un non-dit. Nous nous sommes entendus à demi-mot[341] », confie un ancien dirigeant de la DST au courant de ces conversations.
Quelques semaines plus tard, le 27 juillet 1996, Radio Méditerranée Internationale, basée à Tanger, reçoit un communiqué du GIA annonçant que Djamel Zitouni et son bras droit, Farid Achi, ont été exécutés, accusés de faire partie d’un groupe manipulé par les services algériens. Le communiqué évoque « une embuscade tendue par des ennemis de l’islam, le 16 juillet ». Zitouni, évincé après de fortes dissensions internes à la suite de l’affaire des moines et critiqué pour ses excès sanguinaires, aurait été pourchassé par deux « émirs » concurrents[342]. Selon un ancien lieutenant de la Sécurité militaire, Abdelkader Tigha, le piège aurait en réalité été préparé par les services algériens eux-mêmes pour éliminer un Zitouni devenu trop gênant[343]. Quels qu’en soient les auteurs véritables, cette liquidation est reçue cinq sur cinq à Paris et interprétée comme un signe d’apaisement envoyé par Alger. « Je pense que c’était un message qui nous était adressé. On s’est compris[344] », estime l’ancien dirigeant de la DST.
Les moines de Tibhirine sont vengés. L’exécution du chef du GIA et de ses proches est une manière de régler des comptes et, probablement, d’effacer aussi quelques lourds secrets embarrassants pour le régime des généraux. Auditionné en 2006 par le juge Jean-Louis Bruguière, le général Philippe Rondot estimera pourtant qu’il n’y a pas eu de « manipulation » de la part des services algériens dans cette histoire : « L’extrémisme de Zitouni […] explique, sans doute, cette fin tragique, à laquelle d’ailleurs l’initiateur qu’il était ne survivra pas longtemps[345]. »
Près de vingt ans après les faits, l’enquête judiciaire est toujours en cours. La vérité n’a pas encore été faite sur l’affaire des moines. Plusieurs hypothèses demeurent ouvertes sur leur fin tragique, qui a pu être provoquée par le GIA, les services algériens ou l’armée algérienne lors d’une attaque aérienne. La vengeance ne remplace pas la justice.
12.
Quand Chirac envoie ses mercenaires en Afrique
4 octobre 1995. À l’aube, une armada de soldats français débarque par surprise à Moroni, la capitale de l’archipel des Comores, en plein cœur de l’océan Indien. Le président Jacques Chirac a décidé cette intervention militaire unilatérale, baptisée opération Azalée, pour remettre de l’ordre dans cette petite république islamique de cinq cent mille habitants, ancienne productrice de vanille devenue une pétaudière de barbouzes et de trafics en tout genre. Objectif : éliminer le mercenaire Bob Denard et ses alliés, qui, quelques jours auparavant, ont fomenté un coup d’État et évincé le président en place, Saïd Mohamed Djohar.
Après avoir longtemps travaillé en sous-main pour les services secrets français, Bob Denard, figure légendaire du mercenariat français, fait désormais figure de paria. Le vieux « chien de guerre » avait dû quitter les Comores en décembre 1989 après la mort du président Ahmed Abdallah, tué par l’un de ses gardes du corps, en présence de Denard, dans des circonstances restées mystérieuses. Craignant des troubles, Paris avait dépêché des commandos militaires dans le cadre d’une opération baptisée Oside. Des officiers de la DGSE, menés par le colonel L., avaient repris en main la garde prétorienne du nouveau président, Mohamed Taki, plus favorable à la France. Réfugié en Afrique du Sud avec l’accord des services français, Bob Denard était rentré en France en 1993 pour comparaître devant les tribunaux. Il avait été acquitté, faute de preuves, dans l’affaire de l’assassinat d’Abdallah, mais condamné à cinq ans de prison avec sursis pour un putsch avorté au Bénin en 1977.
Deux ans plus tard, Bob Denard, désormais simple dirigeant d’une société de conseil, reste a priori surveillé par la justice. Il semble appartenir à la catégorie des anciens combattants, symbole de l’époque révolue de la Françafrique où les « Affreux » avaient toute latitude d’action pourvu qu’ils servent, de près ou de loin, les intérêts français. Cependant, le « soldat de fortune » de soixante-six ans n’a pas abandonné l’idée de revenir en force dans le petit archipel des Comores, dont il avait fait, pendant plus d’une décennie, sa plaque tournante, au point d’épouser une Comorienne, de se convertir à l’islam et de choisir un nom musulman : Saïd Mustapha Mahdjoub.
Désireux de revenir dans son fief, Bob Denard a pris contact avec d’anciens amis comoriens afin de monter un complot visant à évincer le président Djohar, élu en 1990, à libérer des prisonniers politiques retenus dans le camp de Kandani et à organiser de nouvelles élections. Le mercenaire a acheté un vieux navire en Suède, le Vulcain, l’a fait réparer à Rotterdam, puis a embarqué, à Tenerife, un équipage de faux plongeurs-archéologues en direction des Comores.
Des renseignements ont été échangés, comme d’habitude, avec l’ancien ambassadeur Maurice Robert, un pilier des réseaux Foccart qui garde un œil sur tout ce qui se passe en Afrique depuis le petit bureau qu’il occupe avenue Montaigne dans les locaux d’une association chiraquienne, le Club 89. Il est en liaison étroite avec Jeannou Lacaze, ancien du SDECE et ex-chef d’état-major des armées reconverti dans les affaires franco-africaines, et avec Jacques Foccart, le vétéran de la Françafrique gaulliste, qui a repris du service comme éminence grise de Jacques Chirac à l’Élysée.
Également informée des préparatifs de l’opération de Denard, qui porte le nom de code Kachkazi, la DGSE n’a pas mis son veto. En réalité, en mars 1995, elle avait déjà discrètement soutenu un projet de putsch aux Comores initié par Patrick O., ancien lieutenant de Denard, avec une cinquantaine de mercenaires croates, puis l’avait abandonné, les recrues slaves risquant de se comporter un peu trop brutalement une fois arrivées à Moroni.
Dans la nuit du 27 au 28 septembre 1995, Denard débarque avec une trentaine d’hommes sur les côtes comoriennes et renverse le régime de Djohar, confiant le pouvoir à un comité militaire de transition, puis à un gouvernement provisoire coprésidé par Mohamed Taki et Saïd Ali Kemal. Les mercenaires de Denard n’ont aucune peine à interpeller le président Djohar dans son palais, comme le noteront les magistrats en charge de l’affaire : « Le portail d’entrée de la villa du capitaine X, membre de la DGSE et chargé de la sécurité du président Djohar, avait été, semble-t-il, malencontreusement laissé ouvert, de même qu’avait été interrompue l’électrification de la grille séparant cette villa du palais présidentiel[346]. »
342
« La mort de Djamel Zitouni ne devrait pas mettre fin à l’action des radicaux des Groupes islamiques armés algériens »,
346
Jugement du tribunal de grande instance de Paris du 20 juin 2006, condamnant Robert Denard et autres pour « participation à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un crime ».