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Le doute n’est pas permis : la DGSE a implicitement donné son aval à ce coup d’État. Interrogés par les juges d’instruction, plusieurs professionnels du renseignement estimeront qu’il était « impossible et impensable » que cette opération, qui a coûté 10 millions de francs [1,5 million d’euros] et mobilisé des dizaines de personnes, dont Bob Denard, alors placé sous contrôle judiciaire, « ait pu être méconnue des services secrets et de la cellule africaine de l’Élysée ». « On l’a pour le moins laissé faire[347] », dira notamment Michel Roussin, ancien membre du SDECE et proche de Jacques Chirac.

La « neutralisation » de Denard ne met pas fin à l’ère des barbouzes

Dès le 29 septembre 1995, le Premier ministre, Alain Juppé, déclare que la France n’interviendra pas militairement aux Comores à la suite de ce putsch. Mais cette promesse ne tient que quelques jours. Le coup d’État, probablement trop visible, et le retour en scène de Bob Denard ne passent pas inaperçus. Le président Chirac et ses conseillers de la cellule africaine, Michel Dupuch et Fernand Wibaux, redoutent une polémique internationale. L’Élysée, qui vient de provoquer une crise en annonçant la reprise temporaire des essais nucléaires à Mururoa, veut éviter un nouveau faux pas. « C’est tombé au mauvais moment pour nous. Et tout n’avait peut-être pas été dit à l’équipe Chirac[348] », estime un des membres de l’aventure, qui avait déjà œuvré au sein de la garde présidentielle des Comores sous la tutelle de Denard.

Élu depuis quelques mois, Jacques Chirac n’apprécie pas qu’un mercenaire controversé, condamné par la justice française, continue d’agir à sa guise et joue les provocateurs à quelques encablures de l’île française de Mayotte. En dépit de l’évidente ambiguïté de son attitude dans cette histoire, la France doit prouver qu’elle ne laisse plus faire ce genre de coup de force, que ce soit en Afrique ou dans l’océan Indien.

Conseillé par son ministre de la Défense, Charles Millon, par son chef d’état-major particulier, le vice-amiral Jean-Luc Delaunay, et par le chef d’état-major des armées, le général Jean-Philippe Douin, Jacques Chirac décide d’employer les grands moyens pour venir à bout des mercenaires de Denard : ils doivent être écartés, voire liquidés. L’opération Azalée mobilise un millier de soldats des forces spéciales, dont des troupes des 1er et 2régiments parachutistes d’infanterie de marine, du 13régiment de dragons parachutistes, du commando Jaubert de la marine nationale, des hélicoptères venus de Mayotte, des agents de la DGSE, ainsi que des super-gendarmes du GIGN. « Il fallait montrer nos muscles, se souvient un officier français membre de l’expédition. Mais le déploiement de forces était sans doute disproportionné pour évincer une trentaine de mercenaires et leurs alliés comoriens[349]. »

Le matin du 4 octobre 1995, les soldats français interviennent sans ménagements à Moroni. Certains ont été prévenus qu’ils risquaient d’avoir à affronter des rebelles terroristes islamistes armés. « Il semble que des consignes avaient été données pour que Robert Denard et ses hommes soient carrément éliminés, projet qui aurait avorté en raison de la présence inopinée de journalistes sur place[350] », révéleront les magistrats. Plusieurs civils comoriens sont tués par des tirs. Les commandos d’élite blessent aussi un journaliste, tuent le chauffeur d’un photographe et manquent d’achever un mercenaire blessé et capturé.

Le lieutenant-colonel K., officier de la DGSE, transmet à Bob Denard un message officiel des autorités françaises exigeant qu’il libère sur-le-champ le président Djohar et quitte les Comores « dans les plus brefs délais ». Le vieux baroudeur prévient ses hommes qu’ils ne doivent pas résister. Ces derniers déposent leurs armes et, quelques jours plus tard, embarquent dans un avion français pour Paris afin d’être présentés à la justice. Les gendarmes du GIGN et les parachutistes se comportent « professionnellement », sans dérapage, d’après plusieurs témoins. Toutefois, deux mercenaires arrêtés auraient été maltraités par des membres du commando Jaubert, sans raison apparente : selon leurs témoignages, ils ont été « détenus à fond de cale, giflés et interrogés en ayant une cagoule sur la tête » ; on leur a également « [tiré] des coups de feu au ras des oreilles et [on les a menacés] de les jeter à la mer[351] ».

Malgré ces bavures présumées, l’opération Azalée est présentée comme un succès. À l’Élysée, Jacques Chirac est soulagé. Bob Denard, arrêté et emprisonné pendant plusieurs mois à la prison de la Santé, sera renvoyé devant un tribunal français. Durant l’instruction, plusieurs anciens responsables des services secrets amis du mercenaire, comme Maurice Robert et Michel Roussin, viendront témoigner en sa faveur, assurant qu’il a continuellement, dans le passé, été « manipulé » par les services français et qu’il s’est montré « loyal et désintéressé ». Malgré ces soutiens, Bob Denard et ses acolytes seront condamnés, en juin 2006, à des peines avec sursis. Le vieux mercenaire, malade, décédera un an plus tard.

L’ère des barbouzes à l’ancienne serait-elle définitivement révolue ? Paradoxalement, l’éviction de Denard des Comores ne sonne pas le glas de cette pratique du pouvoir consistant à recourir à des mercenaires. Au contraire. Jacques Chirac n’est pas à une contradiction près. Quelques mois après avoir dépêché des soldats pour écarter le vieux « chien de guerre », l’Élysée fait de nouveau appel aux hommes de main de Denard pour mener des coups tordus en Afrique.

De 1996 à 2000, une série d’opérations seront ainsi directement orchestrées depuis Paris par les proches de Chirac afin d’aider des dirigeants africains à se remettre en selle, principalement au Zaïre et au Congo-Brazzaville. Pour masquer ces actions secrètes, souvent sanglantes, l’Élysée utilisera bien des subterfuges. Et quelques gros bras au profil plus que controversé.

Il faut sauver le président Mobutu

Le Zaïre est le premier pays où sonne l’alerte, en septembre 1996. Dirigé d’une main de fer depuis trois décennies par le maréchal-président Mobutu Sese Seko, le pays est en proie à des troubles grandissants depuis que l’opposant Laurent-Désiré Kabila a lancé une offensive décisive dans l’Est. Épaulée par les forces ougandaises et rwandaises, secrètement soutenue par les Américains, qui déploient sur le terrain des forces spéciales et des mercenaires, l’AFDL (Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre) de Kabila affronte d’abord des miliciens hutus basés au Zaïre. Ces derniers tentent des incursions au Rwanda, multipliant les exactions. Des milliers de réfugiés rwandais fuient les combats et s’entassent dans la région zaïroise du Kivu, où ils vivent dans des conditions humanitaires déplorables.

Sous pression, Mobutu a du mal à gérer la situation, et encore plus à contenir l’avancée de Kabila, qui menace de fondre sur Kinshasa. Les troupes des Forces armées zaïroises (FAZ), fidèles au président, sont au bord de la déroute, ce qui ne les empêche pas de semer, elles aussi, la terreur.

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347

Déposition de Michel Roussin, rapportée ibid.

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348

Entretien avec l’auteur, mai 2013.

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349

Entretien avec l’auteur, juillet 2013.

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350

Jugement du tribunal de grande instance de Paris du 20 juin 2006, op. cit.

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351

Déposition du maître d’équipage du Vulcain, Michel L., et d’un mécanicien, Serge S., rapportée ibid.