À l’Élysée, l’entourage de Jacques Chirac est divisé sur ce dossier. D’un côté, Dominique de Villepin, le secrétaire général, Fernand Wibaux et son ami Jacques Foccart, conseillers officieux, estiment qu’il faut tout faire pour sauver Mobutu. De l’autre, le responsable officiel de la cellule africaine, Michel Dupuch, et ses collaborateurs sont plus réservés, jugeant que la France ne doit pas forcément soutenir un vieux despote malade dont le régime corrompu semble condamné. Un avis que partagent Alain Juppé, à Matignon, et la DGSE. « Il y avait deux lignes qui s’affrontaient, avec deux groupes de conseillers autour de Chirac, qui s’activaient parallèlement, se souvient un ancien dirigeant de la DGSE. Nous savions que Mobutu était perdu. Wibaux a cru l’aider avec des mercenaires. Foccart était derrière tout cela. C’était stupide. Nous ne voulions surtout pas nous en mêler[352]. »
La « Boîte » a pourtant une dette à l’égard du président zaïrois : durant les événements tragiques du génocide au Rwanda, au printemps 1994, elle a eu recours aux services secrets zaïrois pour recueillir des renseignements sur ce qui se passait à l’ouest du pays. « Nous étions mal implantés dans la zone. Mobutu nous a beaucoup aidés », témoigne l’ancien dirigeant. Le directeur de la DGSE, le préfet Jacques Dewatre, avait rendu visite à Mobutu pour évoquer le sujet, tandis que des informations sur l’avancée vers Kigali des forces tutsies du FPR de Paul Kagame parvenaient à Paris via des agents du SA infiltrés dans l’entourage de ce dernier.
Durant l’automne 1996, Mobutu, surnommé « le Léopard » à cause de son éternelle toque portant ce motif, est sur la défensive. Il n’a plus beaucoup d’amis. Le 31 octobre, Dominique de Villepin et Fernand Wibaux se rendent à son chevet à l’hôtel Beau-Rivage, à Lausanne, où il se remet après son opération du cancer, avant de rejoindre sa somptueuse villa de Roquebrune-Cap-Martin, dans les Alpes-Maritimes. Le président zaïrois semble encore tenir debout et se dit prêt à tenter de sauver son pays, promettant des élections prochaines[353]. Le tandem Villepin-Wibaux lui assure que la France peut encore l’aider. Lors d’une autre entrevue sur la Côte d’Azur, ils évoquent une assistance militaire discrète afin de reprendre l’offensive. Il est aussi question d’une éventuelle intervention humanitaire dans le Kivu, qui paraît se dessiner avec les Américains et l’aval de l’ONU.
Réélu à la Maison-Blanche début novembre 1996, Bill Clinton se prononce, en effet, pour la création d’une force multinationale humanitaire qui serait déployée à Goma. Au téléphone, le 14 novembre, Jacques Chirac félicite son homologue américain pour cette décision : « Nous devons réfléchir aux risques d’implosion qui menacent le Zaïre. Il nous semble qu’un seul homme a encore la stature pour éviter cette implosion : Mobutu[354]. » L’Élysée parie toujours sur le maintien au pouvoir du « Léopard ».
Quelques jours plus tard, alors que les rebelles de Kabila forcent les réfugiés à rentrer au Rwanda, au prix de nombreux morts, les États-Unis renoncent finalement à intervenir au Kivu. La DGSE, qui avait commencé à envoyer des agents dans la région de Goma, doit les rapatrier en urgence dans des conditions périlleuses. « J’ai donné au directeur de la DGSE, Jacques Dewatre, un feu vert pour employer tous les moyens nécessaires, y compris tuer si cela se révélait indispensable pour exfiltrer ses agents[355] », se souvient l’ancien ministre de la Défense, Charles Millon.
Ce repli n’atténue en rien la volonté de Jacques Chirac et de certains de ses proches d’aider Mobutu à tout prix. Poussé par Jacques Foccart, Fernand Wibaux reprend contact avec les équipes de mercenaires de Bob Denard. Il n’est pas possible d’employer directement ce dernier, qui fait l’objet de poursuites judiciaires depuis que la France l’a délogé des Comores. Qu’à cela ne tienne : l’Élysée s’adresse à ses anciens lieutenants, notamment par l’intermédiaire du général Jeannou Lacaze, pilier des réseaux Foccart. « Denard ne pouvait plus apparaître après les Comores, mais il y avait toujours une part financière réservée pour lui dans les affaires. On le consultait et il donnait sa caution, comme une sorte de tuteur ou de parrain[356] », explique un proche du « Vieux ».
Dans un premier temps, René Dulac, dit « le Grand » — ex-bras droit de Denard déjà employé par Mitterrand au Tchad en 1983[357] et qui connaît bien Mobutu —, est approché. « J’ai été convié par Wibaux à l’Élysée, révèle-t-il. Il m’a dit qu’il ne pensait pas qu’on pouvait sauver Mobutu, mais qu’on pouvait quand même faire quelque chose, obliger Kabila à négocier une sortie honorable pour Mobutu. Il m’a demandé d’aller sur place. Mais je n’ai pas donné suite[358]. »
À défaut de Dulac, le conseiller de Chirac se tourne alors vers un autre ancien lieutenant de Denard, le Belge Christian Tavernier, qui a naguère œuvré au Katanga. Déjà reçu à l’Élysée en juin 1996, ce dernier rencontre de nouveau Wibaux en novembre et accepte la mission. Il s’agit de mobiliser au plus vite une trentaine de baroudeurs afin d’aider les Forces armées zaïroises à lancer une contre-offensive contre l’AFDL de Kabila. Christian Tavernier s’attelle immédiatement à la tâche. « Il était en relation directe avec l’Élysée, et moi je m’occupais de recrutement[359] », témoigne François-Xavier Sidos, ancien des Comores sollicité pour trouver des recrues avec son ami Emmanuel P., alias Charles.
Le vivier de candidats demeure limité : les hommes de Denard ne sont plus tout jeunes, et certains restent marqués par l’affaire des Comores. De plus, la situation du pays en guerre n’est guère encourageante. Pourtant, « lorsque Bob Denard leur révéla qu’il était chargé de recruter des volontaires pour le Zaïre, l’appel de l’aventure fut plus fort que la lumière rouge qui s’allumait à l’examen froid de la situation », rapporte Sidos, qui réussit à trouver une trentaine de mercenaires, d’anciens soldats de fortune et des gros bras venus de l’extrême droite, où ce proche de Jean-Marie Le Pen cultive des contacts[360].
Parallèlement, d’autres réseaux de Jacques Foccart et de Charles Pasqua sont sollicités par l’Élysée pour lever une troupe de mercenaires serbes destinée à compléter le dispositif de Tavernier. C’est un certain colonel Dominic Yugo qui s’en charge. Derrière cette fausse identité se cache Jugoslav P., qui fait partie des « correspondants » de la DST, les services intérieurs français. Ancien videur de squats à Paris, ce colosse franco-serbe aux yeux sombres et à la forte carrure, titulaire de faux papiers, a séjourné plusieurs fois en Bosnie entre 1992 et 1995, nouant des contacts avec un adjoint du général Ratko Mladić et des officiers des services de renseignement de l’armée yougoslave. Il aurait notamment servi d’intermédiaire pour Jean-Charles Marchiani, proche du ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, lors de négociations en vue de la libération de pilotes français retenus en Bosnie par des Serbes fin 1995[361]. Jugoslav P. travaille également avec Philippe P., un responsable la société française Geolink, spécialiste des radiocommunications, qui est en lien régulier avec la DST.
353
Voir notamment Vincent Hugeux, « Notre ami Mobutu »,
354
Entretien entre le président Jacques Chirac et le président Bill Clinton, 14 novembre 1996, télégramme de la cellule diplomatique de l’Élysée signé Jean-David Levitte, archives de la présidence de la République, 5AG5, JFG11, Archives nationales.
357
Voir
360
Voir François-Xavier Sidos,
361
Voir notamment Jacques Massé,