Fin 1996, ce tandem reçoit, via l’homme d’affaires zaïrois Seti Yale, conseiller de Mobutu, une commande urgente d’équipements militaires et de moyens humains pour aider le « Léopard ». « Un recrutement de grande ampleur fut opéré à Belgrade par Yugo et ses amis des services serbes de sécurité[362] », rapportera Patrick Klein, un autre ancien des Comores proche de Denard, impliqué un temps dans les tractations.
À l’Élysée, Fernand Wibaux et Jacques Foccart surveillent l’opération de près. Plus de deux cents barbouzes — essentiellement des Serbes, mais aussi des Croates, des Russes et des Polonais — reçoivent des visas, notamment à l’ambassade du Zaïre à Paris, et s’envolent pour l’Afrique. La liste de noms est transmise aux autorités françaises, qui laissent faire. Parmi ces hommes figurent d’anciens militaires qui ont opéré en ex-Yougoslavie dans des conditions particulièrement troubles. L’un d’eux s’appelle Milorad P., dit Mila. Selon l’ancien criminel de guerre serbe Dragen Erdemović, condamné par le Tribunal pénal international de La Haye, Mila aurait commis de nombreuses exactions en Bosnie au sein de la 10e unité de sabotage de l’armée bosno-serbe. D’autres membres de ce commando de tueurs font partie du voyage vers le Zaïre[363].
En décembre 1996, les premiers « chiens de guerre », principalement français et serbes, débarquent à Kinshasa, où leur arrivée ne passe pas inaperçue. L’attaché militaire français, au courant de tous leurs mouvements, les incite à se faire plus discrets. Des armes, des avions et des hélicoptères sont livrés. Censé encadrer cette « légion blanche » de près de trois cents hommes, Christian Tavernier, début 1997, installe son PC à Kisangani afin d’organiser la contre-offensive des Forces armées zaïroises[364]. Celles-ci sont désormais placées sous le commandement du général Marc Mahele, un militaire imposé à Mobutu en décembre par Fernand Wibaux et Jacques Chirac.
Le renfort des mercenaires se révèle inefficace. La situation militaire des soldats zaïrois, souvent abandonnés par leurs chefs et sans solde depuis des mois, est désespérée. La confusion et l’improvisation règnent au sein du groupe de mercenaires. De plus, entre les Français et les Serbes, la coordination est inexistante. « Les Serbes faisaient bien partie de notre dispositif, témoigne un mercenaire français qui a participé à l’opération. Ils devaient nous soutenir au plan aérien, mais ils ne sont pas venus quand nous avons eu des accrochages sévères dans la région de Watsa, fin janvier 1997, et que nous sommes restés coincés sur place plusieurs jours. Qui plus est, ces Serbes étaient des fous furieux. À partir du moment où l’on recrute des mercenaires serbes pour aller en Afrique, il ne faut pas s’attendre à ce qu’ils fassent dans la dentelle[365]. »
Les barbouzes serbes, tout comme les FAZ, sèment l’effroi dans plusieurs villages des environs de Kisangani où ils traquent les rebelles pro-Kabila. À leur tête, le colonel Dominic Yugo, le protégé de la DST, acquiert une réputation sanguinaire. « Il a imposé sa loi comme un tyran cruel, une sorte de sosie moderne du Kurtz du roman de Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres[366] », écrit James McKinley dans le New York Times en mars 1997. Le journaliste américain cite plusieurs témoignages accablants, dont celui d’un négociant en viande qui, après avoir été arrêté, a décrit les interrogatoires violents, les tortures à l’électricité, les coups de couteau et les disparitions suspectes de nombreux réfugiés.
Les crimes présumés commis par les mercenaires — bombardements massifs, mauvais traitements, tueries — sont également dénoncés par Human Rights Watch. « Yugo a personnellement exécuté et torturé des civils suspectés de collaborer avec l’AFDL, rapportera l’ONG en octobre 1997. Le 8 mars 1997, sur une route près de l’aéroport de Kisangani, Yugo a tué deux missionnaires protestants, avec des bibles à la main, les accusant d’être des espions de l’AFDL[367]. » Un ecclésiastique témoignera dans La Croix : « L’interrogatoire est souvent mené par le terrible Yugo, chef incontesté des mercenaires. Tout se passe en plein air. Ce colonel, revolver au poing, appuie chaque question avec un coup de feu tiré près du prisonnier, pour le terroriser. Après cette horrible session, tout le groupe, résigné et silencieux, est conduit par Yugo et ses hommes derrière les hangars, bien loin, dans la partie est de l’aéroport. Et c’est la fin ! Ils sont abattus avec une mitrailleuse munie de silencieux, puis jetés dans une grande fosse creusée avec une pelle mécanique[368]. »
Patron des mercenaires choisi par l’Élysée, le Belge Christian Tavernier ne maîtrise pas grand-chose. Pendu au téléphone, il sillonne le pays d’un bout à l’autre sans faire montre de beaucoup d’efficacité. Les contre-attaques menées par une poignée de mercenaires français avec les FAZ n’endiguent pas la poussée des rebelles de l’AFDL, qui prennent la ville de Kisangani en mars 1997, avant de fondre sur Kinshasa en mai. Quant aux Serbes et aux autres barbouzes, ils sont évacués en catastrophe. La chute de Mobutu est inexorable. Réfugié in extremis dans sa ville natale de Gbadolite, dans le nord-ouest du pays, le « Léopard » se voit contraint de quitter définitivement le Zaïre le 16 mai 1997, laissant la place au vainqueur, Laurent-Désiré Kabila.
L’opération secrète téléguidée par l’Élysée a été un échec, doublé de graves bavures. Furieux, Dominique de Villepin, le secrétaire général de la présidence de la République, prend ses distances avec le vieux Fernand Wibaux, jugé responsable de ce fiasco.
Jacques Chirac souhaiterait tourner rapidement cette page peu reluisante. Mais d’autres crises surgissent dans la région qui nécessitent, là encore, d’envoyer des « Affreux » faire le « sale boulot » que la France ne veut pas assumer publiquement. Ainsi, dès l’été 1997, les mercenaires de Bob Denard, tout juste rentrés du Zaïre, sont appelés sur l’autre rive du fleuve Congo.
Élu en 1992 à la tête du Congo-Brazzaville, l’ancien leader prosoviétique Pascal Lissouba s’oppose violemment à son rival, Denis Sassou Nguesso, qui veut se présenter au prochain scrutin présidentiel. De retour d’un long exil, Sassou, qui a présidé le pays de 1979 à 1992, dénonce les attaques de Lissouba contre son camp et multiplie les incidents. Les deux leaders organisent leur défense, recrutant des miliciens prêts à tout. Entre les Cobras de Sassou et les Zoulous de Lissouba, les combats tournent à la guerre civile en juin 1997, dévastant la capitale. Sassou, avec l’aide d’officiers supérieurs congolais ralliés, commence à prendre l’ascendant sur son ennemi.
À Paris, le choix est vite fait : Sassou est considéré comme un meilleur ami de la France que Lissouba. Le groupe pétrolier Elf, qui a des intérêts stratégiques au Congo, soutient également l’ancien président dans sa reconquête du pouvoir. Mais, officiellement, la France ne veut pas montrer qu’elle prend parti. La cohabitation entre Lionel Jospin, peu désireux de s’engager sur le terrain africain, et Jacques Chirac, toujours soucieux de son image, joue en faveur de la prudence.
L’opération militaire baptisée Pélican est décrétée en juin. Elle vise officiellement à évacuer en urgence six mille expatriés vivant au Congo-Brazzaville. Le Commandement des opérations spéciales (COS) dépêche des parachutistes du 1er RPIMa et des dragons du 13e RDP, qui restent sur place en tentant de se faire discrets aux côtés des forces de Sassou. Plus secrètement, le SA envoie quelques agents de sa « Force spéciale », basée à Perpignan. Ils sont habillés en civil et doivent assurer la protection rapprochée de Denis Sassou Nguesso. « Il avait rendu beaucoup de services à la France dans le passé. Nous l’avons donc aidé à se remettre en selle[369] », explique un ancien du service.
362
Patrick Klein,
363
Voir « Drozen Erdemovic sentenced to 5 years of imprisonment », Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, 5 mars 1998. En 1999, cinq ex-combattants serbes, dont Milorad P. et Yugoslav P., seront arrêtés à Belgrade. Ils sont accusés d’avoir fait partie du réseau Araignée, soupçonné notamment d’avoir comploté pour assassiner le président Milošević pour le compte des Français. Ces accusations ne tiendront pas lors du procès et les deux hommes seront acquittés. Voir Didier François, « Des criminels de guerre dans l’ombre des services secrets français »,
364
Voir Arnaud de La Grange, « Zaïre, le retour des “affreux” »,
365
Entretien avec l’auteur, juillet 2014. Voir aussi François-Xavier Sidos,
366
James C. McKinley Jr, « Serb Who Went to Defend Zaire Spread Death and Horror Instead »,
367
Human Rights Watch, « What Kabila is Hiding, Civilian Killings and Impunity in Congo », octobre 1997. Le rapport dénonce des atteintes aux droits de l’homme et des crimes de guerre commis aussi bien par les partisans de Kabila que par les soldats et mercenaires de Mobutu.