Le contexte de l’époque est exceptionnel. Avant que le général de Gaulle ne revienne au pouvoir, en mai 1958, les gouvernements de la IVe République paraissent tétanisés face à la montée des « événements » en Algérie, où la guerre et les attentats font rage. Aux moyens classiques des armées s’ajoute rapidement l’emploi intensif du 11e Choc, le bras armé du SDECE, dont la devise est « Qui ose gagne ». Fondé en 1946, installé à Mont-Louis, dans les Pyrénées, à Perpignan et à Collioure, ce « bataillon de choc aéroporté », dit 11e Choc, rebaptisé ensuite 11e demi-brigade parachutiste de choc, a déjà œuvré en Indochine. Il y fournissait notamment des cadres au Groupement de commandos mixtes aéroportés (GCMA), rompus à la contre-insurrection. Il est dirigé d’une main de fer par le lieutenant-colonel François Decorse. « C’était un polytechnicien brillant, se souvient Jean Prévot, l’un de ses membres, parachutiste passé par le GCMA. Nous l’appelions de son nom de code, Anatole. Il était très charismatique et très inventif en matière d’opérations[25]. »
Dès la fin de 1954, le 11e Choc, véritable force spéciale, est déployé en Algérie au sein du Groupement de marche no 11, composé de cinq cents hommes très actifs dans les opérations de « pacification » en Kabylie. Un Groupement léger d’intervention (GLI), commando spécial d’une quarantaine d’hommes dirigé par le capitaine René Krotoff, est créé. Cet ancien patron du centre d’instruction du SDECE à Cercottes sera tué dans une embuscade en mars 1956. Le 11e Choc installe également des antennes spécialisées dans plusieurs villes. Son but : semer la terreur dans les rangs du FLN. En effet, les « paras » du SDECE sont chargés de mener une contre-guérilla « non conventionnelle ». Ils envoient des commandos dans les zones frontalières, voire dans les pays voisins, infiltrent des réseaux, coupent les voies de communication, conduisent des missions Arma visant à anéantir des dépôts d’armes, mais aussi des opérations Homo et d’autres attentats[26]. Par exemple, un poste de radio piégé par le SDECE est parachuté, le 15 mars 1956, dans une région des Aurès contrôlée par le chef FLN Mostefa Ben Boulaïd. Ce dernier récupère l’engin, qui explose quelques jours plus tard lorsqu’on tente de l’allumer, provoquant la mort de Ben Boulaïd et de trois opérateurs. « On nous a également missionnés pour détruire le PC de la wilaya [région] IV, et nous avons mené ce combat avec succès durant un mois », explique Jean Prévot. Tous les hommes défendant ce PC sont tués.
Début 1957, lors de la « bataille d’Alger », les parachutistes du général Jacques Massu, qui ont obtenu les pleins pouvoirs de police, reprennent en main la capitale. Les équipes de Paul Aussaresses, cofondateur du 11e Choc, multiplient les arrestations, les actes de torture et les exécutions sommaires. « Il était rare que les prisonniers interrogés la nuit se trouvent encore vivants au petit matin. Qu’ils aient parlé ou pas, ils étaient en général neutralisés[27] », avouera le général Aussaresses. Le SDECE est, lui aussi, mobilisé. Le général Raoul Salan, commandant en chef des forces françaises en Algérie depuis fin 1956, crée un Centre de coordination interarmées (CCI) qui supervise les questions de renseignement. En son sein, une section A est chargée des opérations sous la houlette du lieutenant-colonel Decorse. Le 11e Choc est donc sous double commande : celle du SA du SDECE, dirigé par le colonel Robert Roussillat, et celle de la section A du général Salan.
Parmi les équipes du 11e Choc figure notamment un jeune lieutenant de vingt-six ans, Alain de Gaigneron de Marolles, futur patron du SA sous l’ère Giscard. En Algérie, en 1957, il s’occupe de l’opération Olivier, qui vise à soutenir un maquis anti-FLN. Le SDECE mise sur le chef indépendantiste dissident Mohammed Bellounis, lequel, au sein du MNA (Mouvement national algérien), livre une guerre farouche contre le tout-puissant FLN[28]. Les débuts sont prometteurs, avec des ralliements massifs de maquisards. Mais le FLN reprend l’offensive. Il tend aux groupes du MNA des embuscades meurtrières au cours desquelles plusieurs officiers du 11e Choc sont tués. Devenu de plus en plus embarrassant pour le SDECE, Bellounis est finalement abandonné par les Français. « Mettez fin à l’expérience Bellounis », ordonne le général Salan à ses parachutistes. Le dissident meurt au combat le 14 juillet 1958. Avec lui disparaît le plan des services secrets visant à créer une « troisième force ». Une autre tentative sera menée en 1960 par le SA, en lien avec l’Élysée : elle a pour objectif de manipuler le Front algérien d’action démocratique (FAAD), mais s’achève en octobre 1961 par un brutal lâchage français et par un bain de sang dans les rangs des militants du FAAD, dont la plupart sont exécutés par le FLN.
Malgré certains échecs, le bilan du 11e Choc en Algérie n’est pas négligeable, selon Raymond Muelle. « De 1958 à 1960, résume-t-il, de très nombreuses opérations ont été menées à bien : destructions de postes radio, de dépôts d’armes et de locaux ; minages d’itinéraires ; attaques de formations ; manipulations de ralliés ; intoxications ; neutralisations d’individus. Elles ont été exécutées soit à la demande des autorités, soit avec leur accord sur proposition de la section Action. Quelques-unes [les opérations Homo] ont été confiées à la section A et menées sur le territoire algérien[29]. »
Les opérations Homo du SDECE sont, on le voit, monnaie courante de l’autre côté de la Méditerranée. Officieusement, des consignes ont été édictées à leur sujet. En 1957, Guy Mollet, président du Conseil, a donné son feu vert à ces assassinats ciblés. Le général Paul Grossin, le nouveau patron du SDECE, un officier franc-maçon proche des socialistes, aurait alors posé des conditions : ces opérations devraient être commandées par le pouvoir politique, n’être menées qu’en temps de guerre, jamais sur le territoire français et seulement sur des citoyens étrangers. En revenant aux commandes en mai 1958, le général de Gaulle a sans doute repris à son compte ces directives générales.
En réalité, ces lignes rouges sont allégrement franchies. À cette époque, l’Algérie fait encore partie du territoire français et ses habitants ne sont pas des citoyens « étrangers ». De plus, les autorités militaires décident des actions sans en référer automatiquement au gouvernement. Lorsque, en décembre 1958, le général Maurice Challe remplace le général Raoul Salan comme commandant en chef des forces armées en Algérie, la contre-guérilla prend de l’ampleur. Challe initie de lui-même certaines opérations Homo. « Challe n’avait pas froid aux yeux, se souvient Raymond Muelle, alors actif sur le terrain. Il était très déterminé à agir, ouvert aux initiatives. Il y avait par exemple un sénateur musulman qui était protégé par Jacques Soustelle, ancien gouverneur de l’Algérie, et par certains élus à Paris. J’ai expliqué au général que cet homme figurait sur nos listes de cibles. Challe m’a répondu : “Eh bien, flinguez le sénateur”, et c’est ce que nous avons fait. Pendant la période Challe, nous avons réalisé environ cent cinquante opérations, mais toutes n’ont pas réussi. Son successeur, le général Jean Crépin, était plus prudent. C’était un militaire plus classique, qui ne voulait pas de vagues. »
26
Voir Erwan Bergot,
28
Voir Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer,
29
Voir Raymond Muelle, « Le 11e Choc pendant la guerre d’Algérie », in