Le lendemain, Jacques Chirac reçoit à l’Élysée le diplomate Jean-Claude Cousseran, patron de la DGSE, pour lui demander son avis sur les attentats. Nommé à la tête des services secrets en 2000, d’un commun accord entre le président et le Premier ministre, pour succéder au préfet Jacques Dewatre, Jean-Claude Cousseran est un fin connaisseur du Moyen-Orient. Il a notamment été en poste à Beyrouth, Bagdad, Téhéran, Jérusalem, Damas et Ankara, et a dirigé le département d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient du Quai d’Orsay. Durant près de deux heures, il confirme au président les pistes concernant Al-Qaïda. Le 14 septembre, Jacques Chirac convoque de manière confidentielle un autre expert en qui il a toute confiance : le général Philippe Rondot. Officiellement, celui-ci occupe le poste de conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales au cabinet du ministre de la Défense, Alain Richard. En réalité, cette éminence grise est aussi devenue, au cours des derniers mois, l’homme des missions confidentielles du président Chirac et de son secrétaire général, Dominique de Villepin, qu’il a connu à la fin des années 1970 au Quai d’Orsay. Et ils ont justement une nouvelle tâche à lui confier.
Depuis mai 2001, l’Élysée soupçonne certains membres de la DGSE d’avoir ressorti des cartons une enquête interne datant de 1996–1997 sur un présumé compte détenu au Japon par Jacques Chirac[383]. Dans son viseur, un magistrat détaché à la DGSE, Gilbert Flam, proche des socialistes, qui aurait exhumé ce dossier en avril au sein du Service de renseignement et de sécurité, où il travaille sous la houlette d’Alain Chouet, l’un des bras droits de Jean-Claude Cousseran. En pleine période de cohabitation, le président croit y déceler une manœuvre de la majorité pour le déstabiliser à quelques mois de l’élection présidentielle. Il a écrit à Lionel Jospin qu’il n’appréciait pas du tout cette histoire. Le 13 septembre, il a exigé des explications de la part de Jean-Claude Cousseran, lequel a promis de faire toute la lumière avec ses subordonnés — ces derniers protesteront contre les accusations.
Jacques Chirac et Dominique de Villepin restent méfiants. Parallèlement à l’avertissement qu’ils adressent au patron de la DGSE, ils veulent demander une contre-enquête discrète sur cette « affaire japonaise » à leur homme de confiance, Philippe Rondot. Celui-ci a rencontré Dominique de Villepin à l’Élysée dans la matinée du 11 septembre pour en parler avec lui.
Actualité oblige, l’entretien du vendredi 14 septembre, qui se déroule en fin de journée, comporte donc plusieurs sujets à l’ordre du jour. Dans la note confidentielle qu’il rédige dans la foulée, le général Rondot écrit que Jacques Chirac a d’abord évoqué les attentats aux États-Unis : « Le président voulait s’entendre confirmer que la responsabilité de ces actions terroristes revenait bien à Oussama Ben Laden, et s’est interrogé sur la nature des représailles américaines et de la contribution de la France à celles-ci[384]. »
Philippe Rondot est tout à fait préparé à répondre à ces questions. Il est en contact avec le chef de poste de la CIA à Paris, Bill Murray, un colosse rondouillard arrivé en France en juillet et qui connaît bien le Moyen-Orient. Ce dernier explique : « Nous travaillions très bien avec les services français, et il y avait déjà eu cette menace d’attentat à Paris quelques semaines auparavant. Après le 11 septembre, cette coopération efficace a été renforcée[385]. » Bill Murray confirme notamment avoir eu des contacts réguliers avec le général Rondot sur l’Afghanistan. Dès le lendemain des attentats, il l’a joint au téléphone. Au cours de la conversation, il a été question de « dossiers d’objectifs », autrement dit des cibles possibles de la CIA, par exemple les bases de l’ONG islamiste Al Wafa au Pakistan ou les camps d’entraînement d’Al-Qaïda. Celui de Derunta, en Afghanistan, situé à une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Jalalabad, est une ancienne grande base militaire soviétique. Selon la CIA, il abrite plusieurs complexes séparés, avec des installations protégées et des experts en explosifs qui tentent de mettre au point des armes chimiques pour l’organisation d’Oussama Ben Laden[386]. Les Américains redoutent par-dessus tout qu’Al-Qaïda ne fasse usage des armes de destruction massive concoctées dans ces laboratoires.
Sans préciser la nature des cibles que désignent ces « dossiers d’objectifs », le général Rondot évoque la requête américaine devant Jacques Chirac : « Je l’ai informé des demandes de la CIA concernant notre capacité, voire notre volonté de nous associer à des opérations militaires ou clandestines. En particulier, si nous étions en mesure de réaliser des actions sur des objectifs matériels et même humains. J’avais indiqué à la CIA que la décision en revenait au président de la République et au Premier ministre. »
En clair, la CIA demande à la France si elle est prête à lancer des opérations Homo, des assassinats ciblés contre Oussama Ben Laden et ses lieutenants. D’après le compte rendu du général Rondot, Jacques Chirac apporte à cette question une réponse argumentée : « Le chef de l’État m’a longuement expliqué qu’il n’était pas question pour la France de nous livrer à des opérations homicides, à la fois pour des raisons morales (on ne saurait utiliser les méthodes de nos adversaires) et techniques (Jacques Chirac doutant de la capacité du Service Action à réussir de telles opérations depuis le départ d’Alexandre de Marenches de la direction du SDECE). »
Cette réaction confirme les propos de plusieurs conseillers de Jacques Chirac qui m’ont confié ses réticences à l’égard des opérations Homo. Le président considère visiblement que les références en la matière sont celles conduites à l’époque d’Alexandre de Marenches, directeur du SDECE durant les années 1970, sous les mandats des présidents Pompidou et Giscard. À ses yeux, Marenches était un patron solide, et les services secrets français étaient alors plus habiles pour mener de telles missions sensibles. Après les ratages successifs de la DGSE dans les années 1980, celles-ci lui apparaissent désormais, à tort ou à raison, trop risquées. Selon nos sources, Jacques Chirac a pu tolérer quelques exceptions[387], mais il est de plus en plus réservé sur le sujet. Dans son esprit, les « opérations Alpha » — du nom de la cellule ultra-clandestine de tueurs au sein de la DGSE, qui agit en marge du SA depuis 1986[388] — doivent rester aussi rares qu’indétectables.
Après avoir évoqué devant son interlocuteur les risques grandissants d’attentats en France, et avant d’aborder le dossier du Proche-Orient ainsi que son « affaire japonaise », Jacques Chirac revient sur la participation française à cette « nouvelle guerre contre le terrorisme », dont il doit parler avec George Bush lors d’une visite outre-Atlantique prévue de longue date, les 18 et 19 septembre. Le général Rondot écrit : « Le chef de l’État m’a expressément recommandé d’étudier des opérations du type de celles que j’avais réalisées dans le passé, consistant soit à neutraliser les groupes terroristes (ainsi pour le groupe d’Abou Nidal), soit à capturer des individus recherchés pour les traduire devant la justice (référence à l’opération Carlos). »
383
Selon une source de la DGSE au Japon en 1996, 300 millions de francs auraient été versés sur un compte ouvert à la banque Tokyo Sowa au nom de M. Chirac, un montant repris ensuite dans les notes de Philippe Rondot. Le 11 septembre 2001, lors d’un rendez-vous avec Dominique de Villepin, Rondot, plus prudent, note qu’il a pu y avoir des « indemnités perçues localement » par Jacques Chirac au Japon, « objet possible de l’intérêt de la DGSE », et écrit que le président a « reversé ces sommes à une association ». Jacques Chirac a démenti plusieurs fois avoir détenu un compte au Japon. Sur cette « affaire japonaise » et ses conséquences, voir Nicolas Beau et Olivier Toscer,
384
Toutes les citations provenant de cette réunion sont extraites de la note du général Philippe Rondot intitulée « Objet : Entretien avec le président de la République, le vendredi 14 septembre 2001, de 19 h 00 à 20 h 45 ». Source : carnets du général Rondot.
386
Le commandant Massoud a tenté un raid contre ce camp en 2000, et les agences américaines avaient aussi pris des photos aériennes de ses installations. Voir Steve Coll,