Aux assassinats ciblés, le président semble donc préférer les négociations discrètes ou les kidnappings. À l’issue de cet entretien en tête-à-tête, Dominique de Villepin se joint à la conversation pour parler des « affaires » qui agacent vivement le président, notamment celle du « compte japonais ». Jacques Chirac répète qu’il croit à une tentative de déstabilisation de « certains membres de la DGSE » contre lui et veut en avoir le cœur net.
Le lundi 17 septembre au matin, Philippe Rondot rend compte à son principal interlocuteur à la DGSE, le général Dominique Champtiaux, bras droit de Jean-Claude Cousseran, du contenu de sa conversation à l’Élysée. « Mon entrevue avec le PR [président de la République]. Affaires américaines. Résumé : feu rouge pour les ops [opérations] Alpha-Homo ; neutralisation ; ops clandestines : enlèvement[389]. » A priori, la consigne est claire : pas d’assassinats, mais d’accord pour d’autres opérations secrètes.
À 12 h 45, Philippe Rondot explique la même chose à son ministre, Alain Richard. Mais il semble que ce dernier ne soit pas exactement sur la ligne du président. Cet ex-rocardien austère et peu bavard, homme de confiance de Lionel Jospin, fait partie de ceux qui pensent que la réplique au terrorisme est légitime. Selon lui, des opérations de représailles doivent être lancées sans coup férir contre Oussama Ben Laden (OBL) et ses proches. En début d’après-midi, le général Rondot rappelle le général Champtiaux pour l’« informer des considérations du MD [ministre de la Défense] sur les ops de représailles (OBL), y compris H » — autrement dit, son feu vert possible pour des opérations Homo[390].
À 18 h 45, Philippe Rondot se rend de nouveau dans le bureau du ministre de la Défense. Selon le bref compte rendu de l’entrevue que l’on trouve dans ses carnets, Alain Richard aurait expliqué que Lionel Jospin et lui-même n’étaient pas opposés à d’éventuels assassinats ciblés, à mener en lien avec les Américains : « Contrairement au PR, le PM [Premier ministre] et le MD [ministre de la Défense] seraient assez favorables à des opérations Homo. Choix des cibles : en cours. Localisation des cibles. Concertation avec les Américains à ce sujet[391]. » Si l’on en croit ce document, la décision n’est pas encore prise, mais les préparatifs ont déjà démarré, au moins du côté américain pour des opérations en Afghanistan et au Pakistan. Côté français, l’exécutif est visiblement divisé.
Après la révélation par Libération, en septembre 2009, de certains extraits des carnets du général Rondot, Alain Richard démentira leur contenu : « J’écarte la possibilité qu’il y ait des discussions entre responsables concernant l’élimination d’individus. Ceci relève de la pure invention. » Lionel Jospin niera également que la question des opérations Homo ait été abordée à cette époque : « C’est de la fantasmagorie. Jamais cette problématique d’élimination ou ce type d’opération n’a été évoquée à mon niveau[392]. »
Ces démentis, relativement formels, ne suffisent pas à amoindrir l’intérêt des notes minutieusement rédigées par le général Rondot tout au long de ces journées de travail. Ces documents personnels, qui n’auraient jamais dû être rendus publics, ont été saisis par la justice en 2006 dans le cadre de l’affaire Clearstream. Ils se sont alors révélés très précieux, puisqu’ils rendaient parfaitement compte de la chronologie détaillée de cette affaire… et de bien d’autres.
Évoluant au cœur du pouvoir et traitant des dossiers les plus sensibles, le général Rondot a tout noté dans ses petits carnets qui le ne quittaient jamais, des dates et heures de ses rendez-vous au résumé de ses entretiens[393]. « C’est justement ce qui a provoqué un peu de panique dans les milieux du renseignement quand ses carnets ont été saisis : Rondot a été le témoin de beaucoup de choses ultra-confidentielles et il les a bien transcrites, sans erreur… Il notait tout en direct, ce qui surprenait parfois ses interlocuteurs, mais c’était ses habitudes[394] », explique un vétéran du ministère de la Défense qui l’a longuement côtoyé. Les mentions répétées des positions de Jacques Chirac et d’Alain Richard sur les opérations Homo laissent à penser, par conséquent, que le sujet a bien été abordé après les attentats du 11 septembre.
D’autres documents confidentiels de l’ex-conseiller révèlent que les Français ne restent pas simples spectateurs dans cette guerre contre le terrorisme qui s’engage. Le 20 septembre, les Américains exigent des autorités afghanes qu’elles leur livrent Ben Laden. L’ultimatum est aussitôt rejeté par les Talibans. Le 28 septembre, soit neuf jours avant le début des frappes aériennes américaines, le général Rondot fait le point avec son ministre Alain Richard et note que le SA est déjà « sur zone » en Afghanistan. Son objectif est le « renforcement de l’Alliance du Nord », qui était dirigée par le commandant Massoud jusqu’à son assassinat par des membres d’Al-Qaïda le 9 septembre. Deux kamikazes, recrutés via des réseaux bruxellois, se sont fait passer pour des journalistes souhaitant interviewer Massoud. Arrivés dans son repaire de la vallée du Panshir, ils ont fait exploser leur caméra piégée.
L’Alliance du Nord, composée essentiellement de maquisards tadjiks, ouzbeks et hazaras qui tiennent certaines provinces septentrionales du pays, est censée être le fer de lance pour évincer le régime des Talibans à Kaboul. Dès le 13 septembre, un commandant du service Mission de la DGSE a rejoint les équipes de Massoud pour proposer de l’aide à l’un de ses principaux lieutenants, Mohammed Fahim. Les combattants lui ont remis les débris de la caméra piégée, qui sera envoyée pour analyse à la DGSE[395]. L’agent français est rapidement épaulé par de petites équipes du SA qui arrivent progressivement, ainsi que par d’autres membres de la Direction du renseignement et du service Mission de la DGSE, venus réactiver leurs sources afghanes, y compris parmi les Talibans.
Cependant, sur place, les Français ne se coordonnent pas avec l’équipe Jawbreaker de la CIA, dirigée par Gary Schroen, qui débarque le 26 septembre dans la vallée du Panshir pour prêter, elle aussi, main-forte à l’Alliance du Nord. Fin septembre, selon Philippe Rondot, la DGSE obtient l’« accord » du président Chirac et du ministre de la Défense pour aider les lieutenants de feu Massoud. Pour toutes ses « opérations clandestines », elle devrait agir dans le cadre d’un « partage des rôles » avec les services américains (CIA) et britanniques (SIS-MI6). L’aide à l’Alliance du Nord pourrait relever de la responsabilité du SA, tandis que la CIA et le SIS-MI6 s’occuperaient notamment de l’« éclatement du système taliban ». Cette « coopération » sur le terrain doit être évoquée par le général Rondot lors d’un entretien avec Richard Dearlove, le patron des services extérieurs britanniques, prévu à Londres début octobre.
Par ailleurs, si l’on en croit les notes du conseiller, la cellule de tueurs Alpha est directement concernée. Les assassinats ciblés doivent faire bientôt l’objet de discussions au centre de Cercottes, qui dépend du SA, en présence du patron de la DGSE, Jean-Claude Cousseran, et de son numéro deux, le général Champtiaux[396]. Il y sera notamment question des « ops OBL », autrement dit des opérations visant à tuer Oussama Ben Laden.
389
Réunion entre le général Dominique Champtiaux (DGSE) et Philippe Rondot, à 8 h 25, le 17 septembre 2001, carnets du général Rondot.
390
Conversation téléphonique entre le général Dominique Champtiaux (DGSE) et le général Philippe Rondot, à 15 h 5, le 17 septembre 2001, carnets du général Rondot.
391
Entrevue entre le ministre de la Défense, Alain Richard, et le général Philippe Rondot, à 18 h 45, le 17 septembre 2001, carnets du général Rondot.
392
Karl Laske, « Où il est question d’assassinats ciblés »,
393
Contacté par l’auteur en août 2012, le général Philippe Rondot n’a pas souhaité répondre à nos questions « pour respecter [s]on obligation de réserve, laissant à chacun la responsabilité de ses dires ».
395
Jean-Christophe Notin,
396
Entretien entre Michel Thénault (directeur de cabinet) et le général Philippe Rondot, à 9 h 30, le 28 septembre 2001 ; et entrevue entre le ministre de la Défense, Alain Richard, et le général Philippe Rondot, à 19 h 15, le 28 septembre 2001, carnets du général Rondot.