Les préparatifs s’intensifient. À la DGSE, tous les services sont sur le pont. La maison cultive depuis des années des liens étroits avec l’entourage de Massoud, qu’elle finance, aide et arme depuis le milieu des années 1980[397]. Des renseignements ont aussi été recueillis sur l’organigramme d’Al-Qaïda et sur les réseaux financiers sunnites qui le soutiennent. La DGSE dispose d’épais dossiers sur les filières européennes d’Abou Qatada et d’Abou Hamza, basés à Londres, ainsi que sur les filières belges qui ont aidé les deux faux journalistes partis en Afghanistan pour assassiner le commandant Massoud. Grâce à des agents infiltrés dans ces réseaux, elle a également amassé des données précises sur la vingtaine de camps d’entraînement d’Al-Qaïda au Pakistan et en Afghanistan, dont ceux de Derunta et de Khalden[398]. « Tout cela nous a été très utile après le 11 septembre, témoigne un ancien responsable du service. Nous avons spontanément donné énormément de nos renseignements aux Américains[399]. »
À l’issue de sa visite au centre d’instruction de Cercottes, le 3 octobre 2011, le général Rondot fait le « point » avec le ministre Alain Richard sur les « opérations secrètes ». La réunion se tient à 19 h 30. Les objectifs sont clairement annoncés : « Soutien à l’Alliance du Nord ; aider le groupe Massoud à venger le meurtre de Massoud (instruction ALPHA) ; les ops ALPHA : cibler les chimistes et labo d’OBL : planification à faire ; le dispositif SA au Tadjikistan/Afghanistan : hélico Rescue à étudier ; mission à Moscou, Douchambé. » Le conseiller spécial conclut : « Accord du MD [ministre de la Défense] sur l’ensemble de mes propositions[400]. »
D’après ce document, un plan d’action secret est donc bien décidé ce jour-là, en étroite concertation avec la DGSE et le ministre Alain Richard. Les Alpha, la cellule clandestine de la DGSE, reçoivent pour « instruction » de « venger » la mort de Massoud et d’éliminer les chimistes et les laboratoires d’Oussama Ben Laden, soupçonnés de vouloir mettre au point des armes de destruction massive.
Toutefois, le document ne fournit aucune précision sur le calendrier réel des opérations, ni sur un accord formel ou une nouvelle consultation de Jacques Chirac sur ce sujet sensible. Or le ministre ne peut agir sans en référer au président de la République et au Premier ministre, comme le rappelle un ancien collaborateur de Jacques Chirac : « Le ministre de la Défense était peut-être favorable à des opérations Homo. Mais cela nécessitait un feu vert de Matignon et de l’Élysée, qui n’est pas arrivé. Entre l’intention et l’action, il y a un écart[401]. » Un ancien dirigeant de la DGSE précise : « Nous nous sommes bien intéressés aux laboratoires de Ben Laden, mais nous n’avons pas utilisé les Alpha pour venger Massoud, car nous ne pouvions le faire que sur ordre de Chirac, et cet ordre n’est pas venu[402]. »
L’Élysée est enclin à la prudence. Si Jacques Chirac a exprimé sa solidarité à l’égard des Américains et sa volonté de coopérer avec eux dans la lutte contre le terrorisme, il n’est pas très enthousiaste à l’idée d’aller combattre à l’autre bout du monde. Comme il le répète aux militaires et à ses collaborateurs, l’Afghanistan ne lui semble pas être une « zone stratégique » pour la France. L’aide apportée aux Américains ne devrait pas impliquer un engagement trop important. « Voyant que les Américains étaient en train de basculer dans une guerre totale, Jacques Chirac se voulait plus prudent, notamment sur l’Afghanistan[403] », confirme le général Henri Bentégeat, qui était alors son chef d’état-major particulier.
De plus, au même moment, les relations entre l’Élysée et la DGSE deviennent polaires. Le 28 septembre, le général Bentégeat explique au téléphone à Philippe Rondot que, à la suite des premiers résultats — jugés accablants par l’Élysée — des enquêtes internes de la DGSE sur le « compte japonais », « l’absence de confiance dans les services [est] justifiée[404] ». Cette affaire parallèle empoisonne le climat au sommet de l’État. Ainsi, bien que la DGSE soit encouragée à agir par le ministère de la Défense, l’Élysée continue de freiner des quatre fers.
Quoi qu’il en soit, les événements se précipitent et tous les agendas s’en trouvent bousculés. Le 7 octobre 2001, les Américains déclenchent de manière unilatérale leur opération militaire Liberté immuable en Afghanistan. Une trentaine de frappes aériennes visent principalement des radars, des sites de missiles sol-air, des centres de commandement talibans et quelques camps d’entraînement, pour la plupart désertés depuis plusieurs jours. À Paris, l’Élysée et le gouvernement, pris de vitesse, se lancent dans une surenchère non concertée pour annoncer la future participation française au dispositif américain. Malgré ses réserves sur le fond, Jacques Chirac, qui a échangé quelques mots avec George Bush au téléphone, affirme à la télévision que la France enverra des forces pour « punir les coupables et détruire en Afghanistan les infrastructures des réseaux terroristes et leurs soutiens ». Le ministère de la Défense ne semble pas au courant de cette déclaration élyséenne, jugée prématurée.
Le lendemain, Alain Richard évoque l’engagement possible de dizaines d’avions et de bateaux. La décision doit être prise d’ici à quelques jours. Il précise à l’Agence France-Presse que la DGSE et la Direction du renseignement militaire (DRM) disposent déjà d’équipes sur place, appelées à se renforcer. Cette information sensible n’aurait pas dû être rendue publique. Mais le ministre de la Défense entend bien montrer qu’il occupe le terrain et qu’il est prêt à discuter avec les Américains de toute forme de coopération. Dans l’après-midi du 8 octobre, Michel Thénault, son directeur de cabinet, et Philippe Rondot se plaignent en privé des « impulsions verbales » d’Alain Richard. Le général Bernard Thorette, chef du cabinet militaire, signale que le ministre « a évoqué devant quelques personnes en réunion de cabinet les projets Homo ». Le sujet n’est visiblement pas tabou. Au contraire.
Dans son bureau, un instant plus tard, selon les notes prises par le général Rondot, le même Alain Richard explique à ses collaborateurs qu’il a justement eu au téléphone Paul Wolfowitz, le numéro deux du Pentagone, quelques jours auparavant pour « évoquer les possibles ops “H” [des assassinats ciblés] le 04 et le 05.10 au soir ». Il est peu probable que ces opérations aient effectivement eu lieu aux dates indiquées, puisque, à ce moment-là, les agents de l’équipe Jawbreaker de la CIA en sont encore à tenter de localiser des cibles. Paul Wolfowitz a précisé à Alain Richard que, selon George Tenet, le patron de la CIA, le « maître de la manœuvre » côté français pour ces opérations devait être le général Rondot, en liaison avec le chef du bureau de la CIA à Paris, Bill Murray. « Le voir à ce sujet[405] », note Rondot, qui informe son ministre que le soutien à l’Alliance du Nord s’organise, avec cinq agents du SA et l’envoi possible d’une avant-garde des forces spéciales.
397
Voir Jean-Christophe Notin,
398
Voir notamment le témoignage d’Omar Nasiri,
400
Entrevue entre le ministre de la Défense, Alain Richard, et le général Rondot, à 19 h 30, le 3 octobre 2001, carnets du général Rondot.
404
Entretien téléphonique entre le général Bentégeat et le général Philippe Rondot, à 8 h 15, le 28 septembre 2001, carnets du général Rondot.
405
Entrevues du 8 octobre 2001 : entre Michel Thénault et le général Philippe Rondot, à 17 heures ; entre le général Bernard Thorette et le général Philippe Rondot, à 17 h 10 ; entre le ministre de la Défense, Alain Richard, et le général Philippe Rondot, à 17 h 15, carnets du général Rondot.