Malgré les vœux du ministère français de la Défense, les choses semblent traîner. La coopération avec les Américains peine à se concrétiser. Le 15 octobre, le général Bernard Thorette constate que, en dépit de l’envoi d’un haut gradé français au QG américain de Tampa, en Floride, « les Américains ne nous ont toujours pas intégrés dans leurs planifications » et que la concertation avec eux est « minimale ». L’armée française ne sait même pas où elle pourrait poser ses avions de chasse pour intervenir en Afghanistan, l’Ouzbékistan ne semblant pas « très désireux » de les accueillir. Philippe Rondot fait remarquer que le SA est « en place pour écluser le terrain ». Il est surtout chargé de transmettre un message important à la CIA sur d’éventuelles opérations conjointes : « Dire à la CIA que nous sommes ouverts à toute participation », bien que « le ministre ne [sache] trop où et comment “y aller”[406] ». Tant du côté des militaires que des services secrets, toutes les portes restent ouvertes…
Au fil des jours, le dialogue avec la CIA prend une tournure plus concrète. Lors de réunions qui se déroulent une ou deux fois par semaine avec la DGSE, celle-ci fournit à son homologue américaine des renseignements précis, notamment des listings téléphoniques de membres d’Al-Qaïda et des informations sur les camps d’entraînement et les laboratoires que les Américains s’apprêtent à bombarder[407]. Sont également transmis des renseignements issus d’écoutes menées depuis des navires militaires et des photos prises par les satellites et les Mirage IV de reconnaissance basés aux Émirats arabes unis. Les clichés des grottes de Tora Bora intéressent particulièrement les Américains. Dans cette zone frontalière avec le Pakistan, Al-Qaïda a installé des bunkers souterrains que le Pentagone commence à pilonner.
Fin octobre 2001, sur les conseils de Tyler Drumheller, directeur des opérations pour l’Europe de la CIA, Cofer Black, chef du Centre antiterroriste de la centrale, effectue une tournée sur le Vieux Continent. Son objectif principal est de convaincre les gouvernements alliés de durcir leurs lois antiterroristes et de leur demander de partager des renseignements. Avec les Français, les choses se présentent bien : « Les Français nous ont été d’une aide incroyable sur le contre-terrorisme, estime Tyler Drumheller. Ils étaient les plus utiles parmi les Européens, davantage que les Britanniques, avec qui nous avons une relation durable et ancienne[408]. »
À Paris, le 22 octobre, Cofer Black s’entretient notamment avec le général Rondot. Il est question de l’« opération OBL » — pour Oussama Ben Laden —, dont Cofer Black supervise la traque depuis Washington, en lien avec les équipes Jawbreaker de la CIA présentes en Afghanistan. Si l’on en croit les notes du général Rondot, les services français sont au minimum informés de ce qui se passe sur ce front : y figurent en effet, courant novembre, des mentions de plusieurs documents sur cette opération et sur l’état des « opérations secrètes » qui s’y rapportent[409]. Surtout, le 8 novembre, le général Rondot obtient un feu vert de son ministre pour se rendre lui-même dans la région dans le cadre de ces « ops Afghanistan-OBL ».
En Afghanistan, après un mois d’atermoiements et de palabres, les quelque douze mille combattants de l’Alliance du Nord et les rebelles pachtounes ralliés, soutenus par des commandos américains et des bombardements aériens, finissent par entrer dans Kaboul, après avoir conquis Mazar-i-Sharif. Les Talibans fuient la capitale, libérée le 12 novembre 2001. Les forces spéciales françaises, qui s’étaient préparées à partir rapidement en Afghanistan, ne participent pas à cette offensive, faute d’une demande américaine et d’un accord sur le sujet dans les cercles du pouvoir. Le dispositif militaire français, d’abord essentiellement aérien, montera progressivement en puissance les semaines suivantes aux côtés des Américains[410].
Pour le moment, côté français, seules les équipes de la DGSE, qui accompagnent l’Alliance du Nord, s’activent sur place. Avec des renforts venus de Paris, elles réinstallent l’ambassade de France à Kaboul et continuent de traquer les dirigeants d’Al-Qaïda dans les zones frontalières où ils ont disparu. Le numéro deux de la DGSE, le général Champtiaux, en tournée dans la région, réussit à rejoindre Kaboul. Le général Rondot, lui, arrive au Pakistan le 13 novembre, puis se rend en Afghanistan. Il arpente durant plusieurs jours la région frontalière près de Tora Bora, très perméable aux mouvements des Talibans. Lorsqu’il rentre à Paris moins d’une semaine plus tard, il rend compte de sa mission à son ministre et partage ses impressions avec Bill Murray, de la CIA : « Il m’a parlé de son expérience, pas très loin de Tora Bora, de ce qu’il avait vu, les Afghans allant et venant facilement dans cette zone[411] », se souvient l’ancien chef de poste.
Les Français et les Américains ont toujours du mal à coordonner leurs efforts sur le terrain. Les agents de la CIA et de la DGSE se côtoient sans mener d’opérations conjointes. « Les équipes françaises en Afghanistan n’étaient ni sous nos ordres ni sous notre contrôle, confiera Henry Crumpton, l’un des chefs des opérations de la CIA dans ce pays. Nous ne l’avions jamais escompté. Nous les considérions comme des alliés précieux. Il y avait suffisamment de travail pour nous tous[412]. »
Oussama Ben Laden demeure une priorité pour les Américains. Localisé près de Jalalabad un peu avant la mi-novembre, le fugitif s’est, semble-t-il, retranché avec plusieurs centaines de ses partisans au sud-ouest de la ville, dans son repaire souterrain de Tora Bora. Mi-décembre, des combattants locaux, soutenus par les avions et les forces spéciales américaines et britanniques, ainsi que par des commandos de la CIA, donnent l’assaut contre cette forteresse naturelle. Des lieutenants de Ben Laden sont tués, d’autres sont capturés. Mais le leader d’Al-Qaïda disparaît, avec quelques fidèles. Il s’est probablement échappé le 16 décembre, via Parachinar, en direction des zones tribales incontrôlables du Pakistan. Selon le chef des commandos de la CIA présents sur place, Gary Berntsen, cet échec s’explique notamment par les failles du dispositif militaire américain[413].
Tandis que les combats font rage dans le nord de l’Afghanistan, les hommes du SA participent à l’inspection du complexe souterrain de Tora Bora et d’autres camps d’Al-Qaïda. Mais ils n’ont pas plus de pistes que les Américains pour attraper Oussama Ben Laden « mort ou vif », selon les souhaits du président Bush.
À Paris, les échanges avec la CIA se poursuivent au cours des mois suivants sur les découvertes faites en Afghanistan, auxquelles les Français ont contribué. « Au début de 2002, explique Bill Murray, nous avons réalisé que Ben Laden avait ses propres plans pour avoir des armes chimiques, qu’il avait déployé des efforts pour avoir des armes bactériologiques. Il avait aussi une esquisse de dessin d’une bombe atomique. Nous savions qu’il y avait eu des échanges, une assistance fournie par des Pakistanais[414]. » Justement, la DGSE a beaucoup travaillé sur les activités prolifératrices du docteur Abdul Qadeer Khan, le père de la bombe atomique pakistanaise. Elle transmet ses renseignements à la CIA.
406
Entrevue entre le général Bernard Thorette et le général Philippe Rondot, à 8 h 10 et 16 h 30, le 15 octobre 2001, carnets du général Rondot.
407
Voir notamment Jean-Marie Pontaut, « La guerre secrète des Français »,
408
Entretien avec l’auteur, mars 2012 ; et Tyler Drumheller,
409
Des notes mentionnant une « opération OBL » et des « opérations secrètes » sont datées des 7, 8 et 27 novembre 2001.
410
Le dispositif français, baptisé Héraclès, impliquera le déploiement du groupe aéronaval
412
Cité dans Jean-Christophe Notin,
413
Gary Berntsen, avec Ralph Pezzullo,