Washington en veut davantage. Au printemps 2002, le Centre antiterroriste de la CIA demande à la France de mettre sur pied à Paris, avec quelques pays alliés — le Royaume-Uni, l’Allemagne, le Canada et l’Australie —, une base d’échange de renseignements opérationnels dans le cadre de la traque d’Al-Qaïda, totalement secrète et baptisée « base Alliance ». Les responsables de la DGSE, Jean-Claude Cousseran en tête, ne sont pas très chauds pour créer cet outil supplémentaire : ils estiment que les échanges bilatéraux fonctionnent déjà au mieux. De plus, ils craignent que cette base ne serve à couvrir les opérations noires de la CIA, notamment des extraditions illégales et d’autres traitements extrajudiciaires de prisonniers.
Mais les Américains accentuent leur pression. « On ne pouvait rien leur refuser, et l’Élysée a fini par donner son accord[415] », témoigne un ancien cadre de la DGSE. Réélu président en mai 2002, Jacques Chirac avalise en effet la création de la base Alliance. De plus, durant l’été, il évince Jean-Claude Cousseran, responsable, à ses yeux, de l’« affaire japonaise », et le remplace par un homme de confiance, le diplomate Pierre Brochand[416]. Grâce à des financements américains, la base Alliance s’installe dans d’anciens locaux du SDECE aux Invalides, sous la direction d’un ex-chef de poste de la DGSE à Washington[417]. La France ne veut pas se laisser entraîner dans l’engrenage de la répression tous azimuts propre à la CIA. Mais l’heure d’une coordination encore plus étroite avec les Américains a sonné.
Au cabinet de la nouvelle ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, le général Rondot a conservé son poste de conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales. Il continue de suivre de près les dossiers « sensibles ». Le 18 septembre 2002, apprenant que des militaires américains se trouvent à Djibouti pour y installer une base « en vue d’opérations anti-Al-Qaïda au Yémen », le directeur de cabinet de la ministre, Philippe Marland, s’en inquiète auprès de son conseiller : « Est-on au courant ? Est-on dans le coup[418] ? » La réponse est claire : oui, « on » est au courant. Et le ministère n’est, semble-t-il, pas opposé, sur le principe, à une coopération avec les Américains à Djibouti : la base militaire française, implantée de longue date, peut même les dépanner discrètement le temps que la leur soit opérationnelle. L’aménagement de la base américaine vient de débuter au camp Lemonnier, près de l’aéroport international de la ville. Ce complexe, loué aux autorités djiboutiennes, a autrefois hébergé la Légion étrangère française.
Michèle Alliot-Marie, qui se rend à Washington en visite officielle du 16 au 18 octobre 2002, a l’occasion d’évoquer ce sujet avec plusieurs hauts responsables. Elle rencontre notamment son homologue, Donald Rumsfeld, le vice-président, Dick Cheney, le secrétaire d’État, Colin Powell, et le patron de la CIA, George Tenet. Au menu de leurs discussions : la mise en route de la base Alliance, la guerre en Irak qui se profile — futur sujet de discorde —, l’aide militaire française pour exfiltrer des Américains de Côte d’Ivoire, et la lutte contre le terrorisme, de l’Afghanistan à la corne de l’Afrique. « Nous devons mener une guerre obstinée et audacieuse contre Al-Qaïda et les autres groupes terroristes qui nous menacent », plaide Michèle Alliot-Marie devant l’université de la Défense nationale, à Washington. Précisant que la France est prête à coopérer et à utiliser la force si nécessaire, elle ajoute : « La France a contribué activement à l’opération Liberté immuable en déployant un groupe aéronaval pendant sept mois et un escadron de bombardiers en Asie centrale pendant six mois. Que ce soit au Yémen, après l’attaque contre l’USS Cole, ou en Côte d’Ivoire, nos forces se tiennent au coude à coude avec leurs camarades américains au jour le jour[419]. »
Les Américains ne tardent pas à se servir de l’aide française : le 3 novembre 2002, dans l’est du Yémen, à une centaine de kilomètres de Sanaa, un missile tiré par un drone Predator parti, selon le Washington Post, de la base française de Djibouti pulvérise une voiture à bord de laquelle se trouvent six membres importants d’Al-Qaïda[420]. La frappe tue notamment Abu Ali al-Harithi, auteur présumé de l’attentat contre le navire américain USS Cole, à Aden, en octobre 2000. Il figurait sur la liste des cibles à exécuter en priorité établie par la CIA. Des drones Predator ont déjà été utilisés en Afghanistan, tuant notamment un homme qui avait été pris pour Oussama Ben Laden. Ce qui se joue à Djibouti, c’est la poursuite, avec un coup de pouce français, de la campagne américaine d’assassinats télécommandés à distance, qui va prendre de l’ampleur au cours des années suivantes sous les administrations Bush et Obama. L’opération clandestine de novembre 2002 sera présentée officieusement comme la preuve d’une bonne entente franco-américaine en matière de renseignement dans le cadre de la base Alliance, laquelle résistera à la brouille sur l’Irak.
Quelques semaines plus tard, le 18 décembre 2002, juste avant un rendez-vous avec le représentant de la CIA à Paris, le général Rondot fait le point avec Philippe Marland sur les dossiers en cours et les opérations conjointes. « La liste des cibles CIA “à tuer” me sera-t-elle communiquée ? » s’interroge-t-il. Puis il précise la position française au sujet des opérations Alpha : « Je rappelle que le PR [président de la République] m’avait dit non. En parler au Gal Georgelin [chef d’état-major particulier du président] + note MD [ministère de la Défense][421]. »
Le sujet des assassinats ciblés est donc bien d’actualité, puisque la CIA a dressé des listes et commencé ses frappes. La France est prête à y participer, au minimum de manière indirecte. En revanche, le conseiller spécial ne sait plus exactement sur quel pied danser en ce qui concerne d’éventuelles opérations Homo, qui seraient directement ordonnées par Paris. Quoi qu’il en soit, au vu de la mésaventure espagnole qu’a connue quelques mois auparavant une équipe de tueurs de la cellule Alpha, la prudence s’impose.
14.
Des tueurs Alpha coincés en Espagne
Une fausse manœuvre. C’est en voulant entrer par une voie interdite sur l’autoroute en direction de Barcelone, près de la ville de Manresa, qu’une Audi 80 de couleur gris métallisé est arrêtée à minuit et demi, le 18 avril 2002, par une patrouille des Mossos d’Esquadra, la police catalane. Pour les quatre agents des forces de l’ordre, il s’agit d’un simple contrôle de routine.
« Bonsoir, pouvez-vous nous montrer vos papiers ? » lancent-ils au conducteur du véhicule, immatriculé en France. Cheveux bruns coupés courts, silhouette trapue, celui-ci tend son passeport français, délivré en mars 2000 à Paris au nom de Richard Perez, né à Marseille le 10 octobre 1963. Rien de suspect en apparence. Mais, en ouvrant le coffre de l’Audi, les policiers font une découverte surprenante. Dans un long tube en PVC de vingt centimètres de diamètre, ils trouvent un pistolet Ruger de calibre 22 mm équipé d’un silencieux et d’une visée laser, un fusil de 7,62 doté d’un silencieux, une mire télescopique, un tripode, ainsi que divers autres objets tels qu’un GPS, une boussole, un émetteur-récepteur, un téléphone portable Nokia, un appareil photo… Un arsenal digne d’un terroriste. Ou d’un trafiquant d’armes. Ou encore d’un tueur à gages. Le conducteur est aussitôt interpellé et conduit au poste de police de Manresa.
416
Sur le contexte de l’arrivée de Pierre Brochand et ses suites, voir
417
Voir notamment Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer,
418
Entretien téléphonique entre Philippe Marland, directeur de cabinet, et le général Philippe Rondot, à 8 h 50, le 18 septembre 2002, carnets du général Rondot.
419
Discours de la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, devant la National Defense University à Washington, 17 octobre 2002.
420
Rapporté dans Dana Priest, « Help From France Key In Covert Operations, Paris “Alliance Base” Targets Terrorism »,
421
Entretien entre Philippe Marland, directeur de cabinet, et le général Philippe Rondot, à 8 h 15, le 17 décembre 2002, carnets du général Rondot.