Ce banal contrôle routier allume la mèche d’une affaire fort embarrassante. Car l’homme surpris par les Mossos d’Esquadra est, en réalité, un agent Alpha de la DGSE, un membre de la cellule ultra-clandestine du SA composée de tueurs spécialement entraînés pour les opérations Homo. En mission secrète en Espagne, il devait passer totalement inaperçu. Son arrestation va rapidement donner lieu à un véritable casse-tête entre la DGSE, le ministère de la Défense et l’Élysée, avant de nourrir un feuilleton franco-espagnol rocambolesque[422].
Pour l’heure, les policiers catalans ne peuvent se douter du séisme qu’ils viennent de provoquer au sein des services secrets français. Ils ne savent pas vraiment qui est Richard Perez, mais, en l’espace de quelques heures, leurs interrogations se multiplient. Dans la chambre 417 de l’hôtel Pere III, à Manresa, où l’homme dit séjourner, les policiers interpellent une femme. Bien qu’elle possède des papiers au nom de Fatima[423], née à Alger en 1965 et habitant à Marseille, elle s’est inscrite sous le nom d’Isabelle Mari Pietri. Elle reconnaît rapidement que Richard Perez est son mari et qu’il s’appelle en fait Mohamed[424]. Mais elle assure ne rien savoir de plus sur ses autres activités[425]. D’autres papiers d’identité trouvés sur place confirment que Richard Perez est le faux nom de Mohamed, né en Algérie et vivant à Marseille. L’agent secret a, visiblement, commis plusieurs maladresses élémentaires : porter sur lui de faux et de vrais papiers, et être accompagné de son épouse.
Confondu au sujet de sa fausse identité, le suspect se défend en racontant une curieuse histoire aux policiers. Il prétend avoir travaillé comme garde du corps dans une société de sécurité à Marseille. Il y aurait rencontré un certain Antoine qui lui aurait proposé, moyennant 8 000 francs (1 200 euros) par mois, « d’acheter des téléphones portables et de voyager à l’étranger pour photographier des restaurants et des monuments ». Antoine lui aurait procuré de faux papiers au nom de Richard Perez et demandé d’ouvrir un compte dans une agence parisienne du Crédit Agricole. Mohamed aurait ainsi effectué plusieurs voyages à l’étranger pour le compte de son ami. Alors qu’il séjournait en Espagne avec sa femme, il aurait reçu d’Antoine la consigne de se rendre, avec l’aide de son GPS, à un point précis dans la forêt proche d’El Perello pour y enterrer un tube en PVC dont il ne connaissait pas le contenu. N’ayant pas trouvé l’emplacement indiqué, il aurait par curiosité ouvert le tube, découvert les armes, et il s’apprêtait à rejoindre Antoine à Barcelone pour recevoir des explications lorsqu’il avait été arrêté[426].
Dubitatifs, les policiers catalans sont également surpris de constater que, durant l’interrogatoire, Mohamed reçoit sur son portable des appels insistants en provenance de différentes cabines téléphoniques du centre de Barcelone. C’est Antoine, son correspondant inquiet, qui attend de ses nouvelles. Mohamed fournit son portrait robot : entre quarante et cinquante ans, un mètre soixante-cinq à soixante-dix, une barbichette grisonnante.
Dans l’après-midi du 18 avril 2002, une patrouille est dépêchée à Barcelone, sur la grande artère des Ramblas, où les cabines ont été localisées. Après quelques heures de surveillance, un homme qui correspond au profil recherché est interpellé. Antoine s’appelle officiellement Richard Piazzole, résidant à Paris. Il s’agit, là encore, d’une fausse identité. Dans la voiture de ce second suspect, les enquêteurs découvrent un talkie-walkie, des cartes téléphoniques, un GPS, des guides de voyage et un roman policier. L’homme, qui est en réalité un officier traitant de la cellule Alpha, se révèle peu bavard. Sa fausse identité tient la route. Il se présente comme un enseignant en informatique ayant fait son service militaire dans un régiment d’infanterie. Ses explications sur les raisons de sa présence en Catalogne, sur les armes saisies dans la voiture de Mohamed et sur ses relations avec ce dernier demeurent vagues. Il affirme être à Barcelone en vacances et avoir simplement croisé par hasard une « connaissance » du nom de Richard Perez, avec qui il avait fait du vélo à Paris[427].
La justice de Manresa est saisie. Afin d’éviter qu’ils ne disparaissent dans la nature, les deux principaux accusés sont placés en détention provisoire dans deux prisons différentes, à La Roca del Vallès et à Barcelone, puis rapidement inculpés par le juge d’instruction chargé de l’enquête, Raymond Landa Mena, pour possession d’armes de guerre prohibées. Le magistrat tente vainement de retrouver l’endroit où devait être enterré l’arsenal. Aidé par la police criminelle de Barcelone, il lance des investigations tous azimuts, y compris des commissions rogatoires internationales, afin de tenter d’identifier ces curieux trafiquants. Les notes de dépenses des suspects, leurs factures de cartes bancaires, leurs numéros de compte en banque et même leurs cartes de club de sport sont passés au peigne fin. Les appels entrants et sortants de leurs téléphones portables sont épluchés. En dépit de ce travail méticuleux, l’enquête n’avance pas beaucoup. Sollicitées, les autorités françaises ne répondent pas.
À Paris, l’arrestation et l’emprisonnement des deux agents de la cellule Alpha font l’effet d’une bombe. La direction de la DGSE est rapidement informée de l’incident. « Nous avons immédiatement compris qu’il s’agissait d’une affaire embarrassante, témoigne un ancien cadre du service. Cela risquait de miner la DGSE pour des années. Nous avons donc pris cela très au sérieux et nous avons tout fait pour que rien ne s’ébruite[428]. » La règle, déjà mise en pratique dans le passé, est de ne pas bouger, de couper tout contact avec les agents arrêtés pour éviter une mise en cause du service, comme dans l’affaire du Rainbow Warrior, en 1985, quand deux agents du SA avaient été interpellés et démasqués en Nouvelle-Zélande. De plus, la cellule Alpha fonctionne de manière clandestine au sein du SA. Ses membres sont censés, plus que les autres, se débrouiller tout seuls en cas de coup dur.
Mais cette conduite ne peut tenir longtemps. La police catalane mène son enquête. Il semble que l’un des agents emprisonnés ait commis des erreurs, notamment sur son identité. Le risque est grand que les juges espagnols ne remontent la piste jusqu’à Paris. Le cauchemar du Rainbow Warrior hante déjà les esprits. « Jamais une opération normale n’aurait été validée de la sorte, commente un ancien officier du SA. Mais il s’agissait des Alpha, qui échappaient un peu à toutes les procédures classiques. Avec le temps, ils ont sans doute relâché leur vigilance[429]. »
Il est vrai que, depuis les attentats du 11 septembre 2001, la pression monte au sein de la DGSE autour d’éventuelles opérations Homo. Bien que l’Élysée et le ministère de la Défense ne soient pas sur la même ligne, des « instructions » ont été données fin septembre pour préparer les Alpha à de possibles missions. Les entraînements ont donc repris d’arrache-pied, au cas où.
Dès le 24 avril 2002, le général Philippe Rondot, conseiller du ministre de la Défense, Alain Richard, évoque cette affaire sensible avec le directeur de cabinet, Michel Thénault. Il l’informe des suites compromises de l’« exercice Alpha en Espagne », avec la « disparition de l’officier traitant du SA et de son agent[430] ». Car, comme le confirme un ancien haut responsable de la DGSE qui a suivi le dossier, « il s’agissait bien d’un entraînement[431] ». Mais, selon les habitudes prises au sein de la cellule Alpha, créée à la fin des années 1980[432], ces tueurs professionnels appelés à intervenir n’importe où sur des cibles désignées par leurs supérieurs ne savent jamais à l’avance s’ils vont effectuer un entraînement ou une mission réelle. Aux yeux des responsables du SA, c’est là un gage d’efficacité : les Alpha sont formés pour affronter tous les cas de figure et mener à bien les opérations sans poser de questions.
422
Sur cette affaire, voir notamment Karl Laske, « Rondot à la pêche aux agents »,
425
Audition de Fatima, le 19 avril 2002 à 18 h 46, commissariat de Manresa, Catalogne, Espagne.
426
Audition de « Richard Perez »-Mohamed, le 19 avril 2002 à 12 h 53, commissariat de Manresa, Catalogne, Espagne.
427
Audition de Richard Piazzole, le 19 avril 2002 à 21 h 54, commissariat de Manresa, Catalogne, Espagne.
430
Entretien entre Michel Thénault, directeur de cabinet, et le général Philippe Rondot, à 9 h 15, le 24 avril 2002, carnets du général Rondot.