En cette fin d’avril 2002, les détails de l’affaire commencent à circuler, de manière diffuse, dans les coulisses du pouvoir — au fort de Noisy-le-Sec, à Romainville, quartier général du SA dirigé par le colonel Bertrand Fleury ; à la caserne parisienne du boulevard Mortier, siège de la DGSE ; enfin, au ministère de la Défense. Ils transpirent jusqu’à la DST, qui connaît bien les Espagnols du fait de la lutte commune contre le terrorisme basque d’ETA, et jusqu’à Bernard Squarcini, influent directeur central adjoint des Renseignements généraux.
Les politiques, eux, ont la tête ailleurs. Le 21 avril 2002, soit trois jours après l’arrestation des agents en Espagne, les résultats du premier tour de l’élection présidentielle ont surpris la France entière : Jean-Marie Le Pen est arrivé deuxième, derrière le président sortant, Jacques Chirac, privant Lionel Jospin de second tour. Secoué, le gouvernement de la « gauche plurielle » expédie les affaires courantes. Il faut attendre la réélection de Jacques Chirac, le 5 mai, pour que le pouvoir exécutif se remette au travail dans la perspective des élections législatives, prévues en juin.
Au ministère de la Défense, la chiraquienne Michèle Alliot-Marie remplace Alain Richard. Le 21 mai, le nouveau directeur de cabinet de la ministre, le préfet Philippe Marland, rencontre le général Philippe Rondot. Ce dernier conserve son poste de conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales auprès d’eux, et peut se prévaloir de la confiance du président Chirac ainsi que de Dominique de Villepin, ancien secrétaire général de l’Élysée devenu ministre des Affaires étrangères.
Rondot fait état des dossiers en cours au cabinet, notamment les plus délicats. Parmi eux, l’« affaire Alpha » — qu’il prévoit d’évoquer avec Dominique de Villepin — et les « affaires du président ». Depuis plusieurs mois, en effet, le général cherche à déterminer si certains membres de la DGSE ont bien tenté de déstabiliser Jacques Chirac avec des renseignements sur son présumé « compte japonais ». Il n’est toujours pas parvenu à des conclusions tranchées, mais, dans le doute, le magistrat Gilbert Flam, qui est détaché à la DGSE et est suspecté d’avoir orchestré cet éventuel complot, doit être réintégré au ministère de la Justice. Gilbert Flam s’est défendu en disant n’avoir fait que son travail et s’estime victime de cette affaire. Rien n’y fait. Quant au directeur de la DGSE, Jean-Claude Cousseran, bien qu’il soit reconnu pour son expertise et sa loyauté, il est sur la sellette pour n’avoir rien vu venir.
À la rubrique « Problèmes de la DGSE », Rondot énumère les dossiers chauds devant sa ministre : « Ops Alpha » et « confiance du PR [président], JC Cousseran, à voir en août[433] ». En coulisses, le conseiller est chargé de trouver un successeur au patron de la DGSE avant l’été, en sondant différents profils de candidats possibles. Plusieurs noms circulent, comme ceux du général Pierre-Jacques Costedoat, un ancien directeur des opérations de la maison, de l’ancien chef d’entreprise et réserviste du SA Alain Juillet, du préfet Rémy Pautrat, ou encore des diplomates Maurice Gourdault-Montagne et Hubert Colin de Verdière, proches de Villepin. Aucun nom ne semble trouver grâce aux yeux du président Chirac. À défaut de consensus, Jean-Claude Cousseran est provisoirement confirmé à son poste. Mais, le 23 juin 2002, des articles de presse accréditent l’idée que l’Élysée en veut aux services secrets et qu’un coup de torchon se prépare[434].
La DGSE est en ébullition. Parallèlement, les démarches officieuses pour tenter de libérer ses deux agents, qui croupissent en prison près de Barcelone, ne commencent que fin juin. Elles visent à faire passer un message au magistrat catalan en charge de l’affaire. Dans une note confidentielle, Philippe Rondot explique la stratégie au directeur de cabinet de sa ministre, le 28 juin : « Après un contact pris par la DGSE avec ses correspondants espagnols, nous avons pu obtenir les documents de procédure établis par le juge de Catalogne. Il est prévu le 5 juillet un contact avec ce juge, auquel nous serons associés. La DGSE demande si vous voyez un inconvénient à ce qu’on “éclaire” (partiellement) le juge sur les tenants et aboutissants de cette opération (un exercice d’entraînement logistique destiné à tester un agent de la DGSE) : en ce qui me concerne, je n’en vois pas, car il faut bien trouver une sortie[435]. » Le directeur de cabinet donne son aval à l’initiative.
Un émissaire est donc envoyé à Barcelone, début juillet, auprès de la Division d’enquêtes criminelles catalane. Il se présente comme un commissaire de police français du nom de Bernard Chardonye. Accompagné d’un commandant de la Guardia Civil venu de Madrid, il explique aux enquêteurs catalans que Richard Piazzole est un « fonctionnaire de l’État français » et que la France se porte garante de lui, tout comme de Mohamed, dont l’identité doit être officiellement certifiée. L’émissaire assure que les deux hommes étaient simplement en train d’effectuer un « exercice de transport d’armes » du sud de Barcelone jusqu’à la France[436]. Puisqu’ils ont coopéré avec les autorités policières espagnoles, il demande qu’ils soient libérés sur parole, moyennant l’engagement de se présenter devant la justice ibérique lors d’un futur procès.
Informé de la visite de l’émissaire français, le juge d’instruction de Manresa ne se laisse pas impressionner. Il refuse de croire sur parole ce policier, visiblement soutenu par le pouvoir madrilène. La démarche est même assimilée à une ingérence. Or les magistrats catalans n’ont aucune envie qu’on leur dicte leur conduite, que ce soit depuis Paris ou depuis Madrid. Les enquêteurs commencent à comprendre que les deux suspects français qu’ils détiennent sont des agents en mission. Ils ne croient pas du tout à la thèse de l’« exercice de transport d’armes » et penchent plutôt pour un assassinat bien réel visant une cible islamiste — ils ne savent pas exactement laquelle — dans un bar de Barcelone. Ces derniers mois, les services secrets espagnols (CESID, rebaptisé CNI) ont collaboré avec leurs homologues français dans le repérage des filières européennes d’Al-Qaïda[437]. Mais les Catalans, eux, ne sont pas au courant. Et les deux agents français ne les éclairent pas beaucoup sur le sujet.
La tentative de médiation ayant échoué, l’affaire reste en suspens jusqu’à la fin de l’été. La DGSE a d’autres chats à fouetter. En effet, son directeur, Jean-Claude Cousseran, est débarqué de son poste fin juillet, sur ordre exprès de Chirac. Son lieutenant Alain Chouet, chef du Service de renseignement et de sécurité, qui supervisait Gilbert Flam, déjà reparti au ministère de la Justice, est placé en congé spécial.
433
Entretien entre Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, et le général Philippe Rondot, à 14 h 45, le 22 mai 2002, carnets du général Rondot.
434
Hervé Gattegno, « L’Élysée accuse les services secrets d’avoir enquêté sur M. Chirac sous le gouvernement de M. Jospin »,
435
Note du général Philippe Rondot à Philippe Marland, directeur de cabinet de la ministre de la Défense, « Objet : l’“affaire” espagnole », 28 juin 2002, carnets du général Rondot.
436
Compte rendu de l’entretien de Bernard Chardonye avec l’inspecteur Antoni Alcantara, signé de l’inspecteur Aguilari Alemany, Comissaria Central d’Investigacio Criminal, Divisio d’Investigacio Criminal, Area Central Operativa de Criminalitat Local, Direccio General de Seguretat Ciutadana, Barcelone, 15 juillet 2002.
437
Rapporté dans Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer,