Pour remplacer Cousseran, l’Élysée fait appel au dernier moment à un candidat qui ne s’y attendait pas : le diplomate Pierre Brochand. Ambassadeur de France au Portugal, cet énarque polyglotte, frère du publicitaire Bernard Brochand, qui conseille Jacques Chirac, a également l’appui de Dominique de Villepin. Dans un premier temps, Pierre Brochand refuse la proposition qui lui est faite, mais il finit par accepter le poste. Fin août 2002, cet homme à la réputation d’austérité rigoureuse débarque dans une maison tétanisée par l’« affaire japonaise » et par la purge récente. « Le climat était délétère, la crise de confiance terrible, se souvient un témoin. Chirac a dit à Brochand que la DGSE était un sac d’embrouilles et qu’il fallait tout reprendre en main. Qu’il devait désormais éviter les dérapages et restaurer la crédibilité de la Boîte[438]. »
Les chantiers sont nombreux : il faut panser les plaies, surveiller les menaces terroristes, évaluer la présence d’armes de destruction massive en Irak, discuter avec les Américains de la future base Alliance qu’ils veulent implanter à Paris pour échanger des renseignements… et libérer les deux agents Alpha détenus de l’autre côté des Pyrénées. Pierre Brochand veut régler cette affaire au plus vite. Et tant pis s’il faut, pour cela, se dévoiler un peu et faire pression sur les Espagnols.
Il promet donc de recevoir les familles des deux agents et de leur assurer qu’on va s’occuper d’eux. Le 15 octobre, il évoque l’affaire au téléphone avec Philippe Marland, directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie, pour s’enquérir des démarches possibles. « Quels éléments de langage s’il y a diffusion dans la presse ? » demande Marland au général Rondot dans la foulée. Le ministère de la Défense redoute en effet que cette histoire ne soit révélée par les médias, notamment espagnols. Il s’agit de s’y préparer, avec une version officielle minimale. Réponse de Rondot : « C’est un exercice en situation réelle, ce qui explique la présence d’armement. » Dans la foulée, Philippe Marland se demande s’il est utile d’évoquer l’affaire avec les représentants à Paris des services secrets espagnols (CESID). « Cela ne servira à rien, le CESID étant peu coopératif sur ce dossier[439] », répond Rondot.
Le lendemain, 16 octobre 2002, la DGSE et la ministre de la Défense insistent pour qu’on agisse rapidement en Espagne. Le général Rondot est chargé de cette mission délicate par Philippe Marland. Les consignes sont les suivantes : « aller — sans délai ! — à Barcelone voir le procureur général ; si cela ne marche pas, le MD [ministre de la Défense] pourrait se rendre à Madrid vendredi ». Le numéro deux de la DGSE, le général Champtiaux, confirme aussitôt l’ordre au général Rondot : « On y va ! » Les instructions lui sont détaillées par écrit dans l’après-midi : il s’agit de rencontrer « personnellement » le procureur pour « attester de la personne en cause », en l’occurrence Richard Piazzole — le cas de Mohamed est un peu oublié dans cette note[440].
Peu coutumier des interventions aussi directes et qui plus est à l’étranger, le conseiller spécial peaufine son argumentaire avec Philippe Marland : sa démarche doit être officielle, il lui faut répéter qu’il s’agissait d’un simple exercice et demander l’expulsion de l’agent. Il devra aussi insister sur le fait que la France et l’Espagne coopèrent de manière efficace contre le terrorisme depuis longtemps. En d’autres termes, les Espagnols devraient passer l’éponge sur cette histoire au nom des combats communs. La démarche est validée au plus haut niveau, y compris à l’Élysée, ce qui tend à démontrer l’importance cruciale que revêt cette affaire : les deux agents en question opérant dans le cadre de la cellule Alpha, leur détention est délicate, d’autant que la presse risque de s’interroger sur leurs missions.
Le général Rondot arrive à Barcelone le 17 octobre, accompagné du général Champtiaux et d’un autre responsable de la DGSE. Le message est délivré comme il se doit au procureur général de Catalogne, José María de Mena Álvarez, qui accepte de libérer les deux agents sur-le-champ. « Une personne s’est présentée à mon bureau comme général de l’armée française, racontera le magistrat au journal Libération fin 2009. J’ai fait vérifier sa qualité et le général a fait une déclaration officielle devant moi, affirmant que les détenus étaient des fonctionnaires français qui avaient effectué sous ses ordres un exercice de simulation. Il a demandé leur remise en liberté et s’est engagé sur l’honneur à ce qu’ils soient présents à l’audience le jour du procès. Devant cette garantie officielle, le juge d’instruction a remis les détenus en liberté[441]. » Le 18 octobre 2002, Richard Piazzole et Mohamed bénéficient d’une ordonnance qui leur permet de regagner le territoire français. Dès son retour à Paris, Philippe Rondot envoie un mot de remerciement au procureur.
En réalité, d’autres pressions ont été exercées sur les autorités espagnoles pour parvenir à ce résultat. Dès le 12 octobre, un général français a profité de sa présence à une cérémonie de l’armée espagnole pour expliquer à ses interlocuteurs que, si cette affaire n’était pas réglée rapidement, elle risquait d’altérer la bonne coopération antiterroriste entre Paris et Madrid. Alerté par son homologue français, le ministre espagnol de l’Intérieur, Mariano Rajoy, est également intervenu auprès de son homologue catalan, Xavier Pomés[442].
L’histoire ne s’arrête pas là. Car, s’ils sont libres, les deux agents de la DGSE doivent encore comparaître devant un tribunal. Dans le cas où ils ne se présenteraient pas, la justice ibérique pourrait émettre à leur encontre des « avis de recherche », puis des mandats d’arrêt internationaux. Ces procédures seraient peu gênantes pour l’officier traitant Richard Piazzole, protégé par son identité fictive, mais elles seraient extrêmement embarrassantes pour Mohamed, qui a été arrêté sous son vrai nom. De quoi l’empêcher à tout jamais de se mouvoir hors de France. Et de quoi empoisonner durablement la DGSE.
Philippe Rondot continue de surveiller cette affaire ultra-sensible. En décembre 2002, avec le directeur de cabinet de sa ministre, il évoque la « nécessité d’obtenir la clôture du dossier par le procureur général de Barcelone ». Le conseiller prévoit de lui envoyer ses vœux « pour le remercier ». Mais il faut, ajoute-t-il, prendre garde de « ne pas exercer trop de pressions, car ce serait donner le sentiment qu’il y avait autre chose à cacher[443] ». Le cabinet de Michèle Alliot-Marie suggère que le directeur de la DGSE prenne contact avec son homologue des services espagnols afin qu’il intercède pour enterrer le dossier. La piste ne semble pas suffire.
Début 2003, d’autres plans sont envisagés. La ministre de la Défense propose d’en parler directement avec son homologue espagnol. Il est également question d’« exercer une pression » sur le procureur de Barcelone ou sur le ministère de la Justice à Madrid. « Aller chez le CNI [nouveau nom des services secrets espagnols] et éventuellement chez le procureur général pour mise au point et en garde[444] », note le général Rondot, désormais prêt à tout pour régler l’affaire. Pourtant, personne ne bouge, de crainte de se prendre les pieds dans le tapis.
439
Entretien entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 16 h 50, le 15 octobre 2002, carnets du général Rondot.
440
Entretiens entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 11 et 15 heures, le 16 octobre 2002, note manuscrite de Philippe Marland au général Philippe Rondot, datée du 16 octobre, carnets du général Rondot.
442
Voir Jesús Duva et José María Irujo, « La misión secreta del “Chacal” francés », art. cité.
443
Entretien entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 16 h 15, le 3 décembre 2002, carnets du général Rondot.
444
Entretiens entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 11 h 40, le 9 janvier 2003, et à 9 h 10, le 20 février 2003, carnets du général Rondot.