En septembre 2003, alors que la perspective d’un procès se rapproche, le conseiller spécial repart à l’offensive. Il s’interroge sur l’opportunité de se présenter lui-même le jour de l’audience pour faire une déposition publique et élabore un discours officiel qui pourrait être tenu aux médias dans la foulée. Il évoque ce sujet avec Laurent Le Mesle, le conseiller Justice de l’Élysée, pour savoir si, juridiquement, il est obligé de se rendre au procès. Ce dernier lui répond que ce ne sera pas forcément nécessaire et promet de sonder les autorités espagnoles pour éviter tout faux pas. D’intenses tractations judiciaires débutent alors avec Madrid.
Tout le monde, on le voit, est mobilisé sur le dossier Alpha : l’Élysée, le ministère de la Justice, le ministère de la Défense, la DGSE, sans oublier le Quai d’Orsay. Et l’affaire semble s’enliser. Un brin dépité, le général Rondot se demande, en novembre 2003, s’il ne faut pas la « laisser […] pourrir ». Il suggère de « ne rien faire », de se contenter de donner une « identité fictive » à l’agent Mohamed pour le protéger un peu. Selon le directeur de cabinet de Michèle Alliot-Marie, l’enterrement judiciaire en Espagne est loin d’être garanti : « La justice espagnole ne croit pas en notre version : les armes étaient réelles et l’agent ne savait pas que c’était un exercice[445]. » Autrement dit : pour les magistrats catalans, les deux agents français étaient bien là pour tuer quelqu’un. Ils ignorent que le fait de laisser ses agents dans le flou quant au degré d’authenticité de leur mission est une pratique courante de la cellule Alpha.
La justice catalane, qui semble imperméable aux pressions, fixe la date du procès au 28 janvier 2004. Contrairement aux promesses faites par le général Rondot au procureur — qui s’estimera « trompé » —, les deux inculpés ne se présentent pas à l’audience, pas plus que le conseiller spécial. La DGSE a sans doute édicté des consignes en ce sens afin de ne pas être exposée publiquement. Le parquet requiert sept ans de prison pour les agents absents. « La DGSE s’agite beaucoup », écrit Rondot le 28 janvier, parlant du « risque de médiatisation » et de la possibilité qu’un mandat d’arrêt international soit lancé par les Espagnols contre les suspects après le jugement[446]. L’exfiltration hors de France de l’agent Alpha démasqué, Mohamed, est même envisagée.
En réalité, l’homme pourra reprendre une vie normale, car les Espagnols finissent par lâcher prise. Selon certains initiés, le général Rondot aurait employé des arguments décisifs pour bien se faire comprendre de ses interlocuteurs espagnols. « Il leur a dit que la police française avait des dossiers très épais sur les commandos des GAL [Groupes antiterroristes de libération] qui étaient venus tuer des militants basques de l’ETA sur le territoire français dans les années 1970 et 1980, révèle un de ses proches. Il a expliqué que le gouvernement espagnol n’aurait sans doute pas intérêt à ce qu’on ouvre ces vieux dossiers, qui montreraient que les commandos des GAL avaient des complicités au cœur de l’État espagnol. Par conséquent, il devait classer l’affaire[447]… »
Le message, semble-t-il, est parfaitement reçu à Madrid. Le dossier judiciaire sera totalement refermé au parquet de Manresa en septembre 2009, quelques jours après que l’affaire eut été révélée dans la presse française et espagnole. Comme s’il était urgent de tourner définitivement cette page, plus de sept ans après les faits.
Cependant, la DGSE a du mal à se remettre de cette affaire. Dès l’arrestation des deux agents en avril 2002, ses plans d’opérations ont été bousculés. Des failles sont apparues dans le dispositif, compliquant de facto le recours aux Alpha, censés demeurer totalement clandestins et coupés du service.
Au lendemain de l’opération réussie pour les faire sortir de leur prison catalane, en octobre 2002, le général Rondot dresse un bilan plus que mitigé de cette affaire devant le directeur de cabinet de sa ministre : il s’interroge sur les « lenteurs de la DGSE », les « enseignements à tirer » et le « bon emploi des ALPHA », notamment le « choix des agents (arabes ?)[448] ». Soucieux d’efficacité, le général Rondot se demande si l’élargissement du recrutement des Alpha, souhaité par la DGSE pour pouvoir opérer dans le monde arabo-musulman, ne comporte pas plus d’inconvénients que d’avantages.
L’affaire espagnole entraîne donc des transformations. « Nous avons complètement modifié notre dispositif Alpha après cet incident, tout en prenant soin de conserver cette cellule afin de préserver notre capacité d’action clandestine extrême, qui nous est indispensable[449] », confie un ancien dirigeant de la DGSE. L’heure est aux remises en question. Et au coup de frein. « Après les attentats du 11 septembre, on nous avait dit qu’on allait être plus actifs, qu’on allait frapper davantage de cibles, mais finalement ce n’est pas venu, au contraire[450] », se rappelle un ancien responsable du SA.
Il est vrai aussi que le remplacement de Jean-Claude Cousseran par Pierre Brochand, fin août 2002, a changé la donne. Homme de confiance de Jacques Chirac et de Dominique de Villepin, le nouvel arrivant, encore plus précautionneux que son prédécesseur, entend désormais tout surveiller lui-même pour éviter les incidents ou les dérives internes, comme celles qui ont conduit, selon l’Élysée, à l’affaire du « compte japonais ».
Chaque matin, dès 4 heures, Pierre Brochand se fait porter à son domicile parisien les dizaines de notes de renseignement qui sont parvenues à la DGSE durant la nuit. « Il lisait tout et, arrivé au bureau à 8 heures, interrogeait les chefs de service sur les moindres détails, se souvient l’un de ses collaborateurs. De plus, aucun agent ne partait plus à l’étranger sans qu’il ait validé la mission. Et il voulait piloter lui-même la gestion des crises depuis la salle spéciale que son prédécesseur avait fait installer. Son objectif était de tout verrouiller pour éviter les problèmes[451]. »
Prudent à l’extrême, le diplomate, qui n’est visiblement pas très à l’aise dans le monde du renseignement, ralentit les opérations menées par la DGSE. À juste titre, selon l’un de ses proches : « Le SA proposait toujours beaucoup de choses et il était nécessaire d’évaluer sérieusement les risques et les bénéfices éventuels de chaque opération avant de donner un feu vert. Le directeur devait souvent dire non à ses troupes, ce qui n’était pas toujours facile[452]. »
Après une période de rodage, la DGSE retrouve progressivement une plus grande marge de manœuvre. Elle est notamment en première ligne, fin 2004, pour mener les négociations visant à libérer les journalistes Georges Malbrunot et Christian Chesnot, enlevés en Irak le 20 août. Tous ses services sont mobilisés sur ce dossier, de la Direction du renseignement au SA. Pierre Brochand est en lien permanent avec le directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, Pierre Vimont, celui du Premier ministre, Michel Boyon, et le chef d’état-major particulier du président Chirac, le général Jean-Louis Georgelin. « Le dénouement réussi de cette prise d’otages, fin décembre 2004, nous a permis de retrouver de la crédibilité auprès de l’Élysée. Chirac a appelé Brochand pour le féliciter[453] », témoigne un ancien dirigeant de la DGSE.
445
Entretien entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 10 h 15, le 14 novembre 2003, carnets du général Rondot.
446
Entretien entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 15 heures, le 28 janvier 2004, carnets du général Rondot.
448
Entretien entre Philippe Marland et le général Philippe Rondot, à 8 h 30, le 22 octobre 2002, carnets du général Rondot.