De plus, les attentats de Madrid en mars 2004 et de Londres en juillet 2005 remettent la lutte contre Al-Qaïda au cœur des préoccupations. Dans le cadre des travaux lancés en mai 2005 par le gouvernement Raffarin en vue de la rédaction d’un « Livre blanc sur la sécurité intérieure face au terrorisme » — dont la teneur détaillée restera confidentielle —, la DGSE rédige un rapport sur cette question. Pierre Brochand pilote l’un des six groupes de travail préparatoires[454]. « Les attentats en Europe avaient commencé à faire bouger les lignes, se souvient un des cadres de la maison. Nous avons recommandé un plan d’action visant notamment à éliminer les têtes des réseaux terroristes. Mais ce n’était visiblement pas encore très bien vu dans les services, ni du côté des décideurs politiques[455]. »
Seule entorse aux règles de précaution auxquelles s’astreint la DGSE : la France aide discrètement dans leur lutte contre le terrorisme certains pays alliés pas toujours très regardants sur leurs méthodes. Il n’est pas question de participer aux « opérations noires » de la CIA, qui pratique l’enlèvement, la torture et la détention arbitraire dans des pays amis. Les consignes de l’Élysée sur le sujet sont claires. Mais la base Alliance, qui fonctionne à Paris de fin 2002 à 2009, en collaboration avec la CIA et une poignée d’autres services occidentaux, permet d’échanger des renseignements opérationnels qui peuvent être exploités par d’autres pays. « Sur la base de certains de nos renseignements, des suspects ont sans doute été arrêtés, par exemple en Afrique, et expédiés dans des pays tiers, comme la Jordanie ou le Liban, confie un ancien cadre. Nous n’étions pas en première ligne. Et nous ne savions pas exactement ce qui se passait ensuite. »
En effet, les services extérieurs français, échaudés, se méfient de toute implication trop visible. La cellule de tueurs existe toujours. Mais ils ne veulent à aucun prix revivre une « affaire Alpha »…
15.
Sarkozy frappe avec les forces spéciales
20 octobre 2011, 8 h 30. Un Mirage 2000-D français plonge sur un convoi de plusieurs dizaines de véhicules arrêtés au bord d’une route à la sortie sud de Syrte, sur la côte libyenne. La cible a été désignée au pilote par les états-majors de l’OTAN. Un drone américain a donné l’alerte. À l’intérieur d’une des voitures se trouve Mouammar Kadhafi, l’ancien Guide libyen, qui depuis la chute de Tripoli, fin août, se cache dans sa ville natale avec une poignée de fidèles.
Quinze minutes plus tôt, un missile Hellfire tiré depuis un drone américain Predator a déjà détruit un des véhicules qui essayaient de quitter la ville. Une vingtaine de voitures ont tenté leur chance dans une autre direction, mais sont tombées sur une base de rebelles de la brigade (katiba) Tiger, qui les ont attaquées. Pris dans des tirs croisés, les véhicules se sont immobilisés. L’avion de chasse français, qui patrouillait au-dessus de Syrte avec un Mirage F1CR de reconnaissance, ne tarde pas à arriver sur les lieux. Il largue deux bombes de deux cent cinquante kilos chacune guidées par laser GBU-12. L’une d’elles pulvérise le convoi.
Les ravages sont énormes : la plupart des voitures, qui transportaient des munitions et des bidons d’essence, prennent feu. Le Mirage 2000-D a rempli sa mission. Il quitte les lieux. On dénombrera sur le site plus d’une cinquantaine de cadavres, dont vingt-huit totalement carbonisés[456].
Le chasseur français a largué des bombes surpuissantes. L’intention meurtrière de la frappe ne fait pas de doute. Sans l’avouer publiquement, la France et ses alliés de l’OTAN mènent bien une guerre clandestine visant à éliminer l’ex-dictateur libyen et ses proches. Mais Kadhafi en réchappe miraculeusement. Plusieurs de ses fidèles, qui l’accompagnaient dans sa fuite, sont morts, et l’un de ses fils, Moatassem, est blessé.
Les survivants — Kadhafi, Moatassem, le général Mansour Dhao, l’ex-ministre de la Défense, Abou Bakr Younès, et des gardes du corps — se réfugient dans deux immeubles voisins. Les miliciens rebelles les assiègent à coups de mortiers et de mitrailleuses. « Je vais essayer de vous sortir de là », lance Moatassem à son père. Le petit groupe décide de courir jusqu’à une canalisation où ils pourront s’abriter, à une centaine de mètres de là. Les gardes de Kadhafi lancent des grenades pour repousser les assaillants, qui approchent. L’une d’elles explose dans la canalisation, tuant un garde du corps et blessant grièvement Abou Bakr Younès, qui meurt peu après.
Kadhafi est en sang, touché à la tête. Les combattants de la katiba Tiger le sortent de sa cachette, surpris de le trouver là. Pour la plupart issus de la ville de Misrata, qui a été durement frappée pendant deux mois par les forces kadhafistes, ils commencent aussitôt à lyncher l’ancien dictateur. « Allah Akbar ! Misrata ! » crient-ils en le frappant sauvagement. En trois minutes, la situation devient incontrôlable. Des tirs fusent. Les miliciens poussent Kadhafi sanguinolent, à moitié nu et visiblement inconscient, dans une ambulance qui part immédiatement pour Misrata. Lorsqu’il arrive sur place, deux heures plus tard, le dictateur est décédé. « Les circonstances de sa mort demeurent peu claires[457] », affimera l’ONG Human Rights Watch au terme d’une enquête minutieuse s’appuyant sur des images et des témoignages. L’investigation apportera également des détails sur des dizaines d’exécutions sommaires commises dans les environs juste après la capture de Kadhafi et de ses lieutenants. Ancien conseiller à la sécurité de son père, Moatassem Kadhafi, embarqué par les miliciens à Misrata, sera, lui aussi, abattu.
Les images de l’ex-dictateur ensanglanté font le tour du monde dans la journée du 20 octobre 2011. L’OTAN annonce aussitôt publiquement que les informations sur la présence de Kadhafi dans le convoi ciblé ne lui sont parvenues qu’après le raid aérien, de la part de « sources ouvertes » et de services de renseignement « alliés ». La nationalité de l’avion ayant tiré la salve n’est pas précisée. À Paris, les états-majors militaires et l’Élysée n’en disent pas plus. La participation d’un chasseur français ne sera confirmée que plus tard, dans les milieux initiés[458]. Le général Didier Castres, chef du Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO), situé dans les sous-sols de l’état-major des armées, boulevard Saint-Germain, sait que le drone américain et le Mirage 2000-D ont frappé, mais il expliquera n’avoir pas fait le rapprochement avec la capture de Kadhafi, qu’il aurait apprise par d’autres voies[459].
En réalité, les services de renseignement de la coalition, principalement américains, britanniques et français, surveillaient de près tout ce qui bougeait à Syrte. La cité côtière constituait l’un des derniers bastions kadhafistes résistant encore aux assauts des rebelles du Conseil national de transition (CNT), qui avaient pris le pouvoir à Tripoli. Depuis la mi-octobre, ils savaient probablement que Kadhafi et son fils Moatassem se trouvaient sur place, réfugiés dans le « District Deux » de la ville. Des écoutes téléphoniques auraient permis de le localiser. Discrètement déployés, des commandos de forces spéciales américaines et françaises apportaient leur aide aux rebelles. L’objectif était de traquer l’ex-dictateur et ses proches. « Il n’y a pas eu de consigne formelle donnée par Sarkozy pour l’éliminer, confie un expert militaire fin connaisseur des opérations spéciales. Mais peut-être que tout le monde s’est compris[460]. » Un proche de l’ancien leader libyen avance sa version de l’issue finale : « Les Américains et les Français l’ont trouvé grâce au téléphone. Ils lui ont fait miroiter qu’il pourrait quitter Syrte indemne. Ils l’ont piégé[461]. »
454
Les premières conclusions des six groupes de travail composés d’experts, confidentielles, feront l’objet d’une synthèse expurgée en octobre 2005, puis un rapport final sera publié un an plus tard :
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L’ONG Human Rights Watch comptabilisera cinquante-trois corps et quatorze véhicules détruits sur le site de la deuxième frappe de l’OTAN — celle du Mirage français. Voir son rapport détaillé sur les faits, « Death of a Dictator : Bloody Vengeance in Sirte », 17 octobre 2012. Voir aussi Claude Angeli, « Kadhafi condamné à mort par Washington et Paris »,
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Elle le sera notamment par le général Bertrand Ract-Madoux, chef d’état-major de l’armée de terre, devant Athéna, club parlementaire sur la défense et les forces armées, « Quel bilan des opérations en Libye pour les forces armées ? », compte rendu no 8, 2011. Voir aussi Jean-Dominique Merchet, « Comment le convoi de Kadhafi a été stoppé », blog Secret Défense,
459
Rapporté dans Jean-Christophe Notin,