Avant même son entrée en fonction, le général Challe a pourtant dressé des listes de cibles hors d’Algérie : une trentaine de noms, dont des trafiquants d’armes allemands et suisses, des personnalités étrangères pro-FLN, des leaders algériens installés au Maroc, en Tunisie ou en Allemagne. Les listes seront amendées au fil du temps, certains noms étant rayés, d’autres ajoutés. Chaque cible fait l’objet d’un épais dossier de renseignement établi par le SDECE, qui a constitué une petite cellule ad hoc appelée Brain Trust Action. L’un de ses membres, le colonel Le Roy-Finville, témoignera du caractère ultra-sensible de ces informations : « Chaque dossier est prêt à servir. Il n’en existe qu’un seul par opération prévue. Cet exemplaire unique circule de main en main à l’intérieur du Brain Trust Action. Il est interdit de prendre des notes. Toute communication à ce sujet doit être verbale. De même, le feu vert nous parviendra de la War Room de Matignon sous forme orale. Dans nos archives, pas une seule note d’opération, pas un seul papier, ne doit faire référence sous quelque forme que ce soit, même en code, à ces arrêts de mort prononcés à huis clos par les plus hauts responsables de l’État[30]. » Après chaque opération Homo, le dossier est brûlé.
Cette guerre secrète est pilotée à l’Élysée par un homme clé : Jacques Foccart. Conseiller à la présidence de la République, cet ancien résistant gaulliste et réserviste du 11e Choc devenu l’homme du renseignement et des réseaux africains valide les cibles. Véritable patron occulte des services, il est en contact direct avec Michel Debré à Matignon, le général Paul Grossin à la direction du SDECE et le colonel Robert Roussillat, qui dirige le SA. Lors des conciliabules sur les futurs objectifs des opérations Homo, Jacques Foccart prend soin d’écarter Constantin Melnik, le conseiller du Premier ministre, officiellement chargé des affaires de renseignement. « Je n’avais que la production écrite de Grossin, confie ce dernier, et je m’occupais du maintien de l’ordre et des trafics d’armes[31]. » De plus en plus isolé, Melnik se méfie du caractère « ondoyant et énigmatique » de Foccart, qu’il considère comme l’âme damnée du Général et le « gourou » d’un service qui est aux mains de « parachutistes exaltés ». Au cœur du pouvoir exécutif, les batailles d’hommes font rage.
Au bout de la chaîne, les exécutants du SA se débrouillent avec ces ordres informels, mais fermes, venus d’en haut. Le 11e Choc sert de bras armé pour la majorité des missions effectuées sur le territoire algérien[32]. Une poignée de réservistes, pour la plupart d’anciens combattants reconvertis dans le civil, complètent ce dispositif. Ils sont mobilisés de manière régulière en plusieurs groupes, chargés du renseignement, de la sécurité et des exécutions elles-mêmes. « Le Service Action était autonome pour organiser ces opérations, raconte Raymond Muelle. Nous avions nos équipes de faux papiers, pour nos identités fictives. Généralement, l’équipe de reconnaissance était composée d’un homme et d’une femme pour mieux passer inaperçue, comme s’il s’agissait de touristes en voyage à l’étranger. Moi, je travaillais souvent seul. Un jour, je devais faire passer un Beretta et deux chargeurs en Suisse pour une mission. Nous ne pouvions pas utiliser la valise diplomatique. Dans le train, j’ai donc planqué le pistolet sous la couchette de mon voisin de wagon-lit. Quand il est parti, j’ai collé le Beretta dans mon dos pour passer la frontière et la douane. »
Le SDECE imagine un plan de diversion destiné à maquiller les opérations Homo en règlements de compte perpétrés par une mystérieuse organisation secrète, la Main rouge, qui serait tenue par des colons ultras. Celle-ci est d’abord apparue au Maroc et en Tunisie comme la signataire de quelques actions d’éclat, dont l’assassinat du syndicaliste tunisien Farhat Hached, le 5 décembre 1952, ou la fusillade de Casablanca, le 11 juin 1955, dans laquelle a trouvé la mort Jacques Lemaigre-Dubreuil, homme d’affaires et patron libéral du journal Maroc-Presse, proche des nationalistes marocains de l’Istiqlal.
Parmi les tueurs professionnels de la Main rouge figure notamment Antoine Méléro, dit Tony, un policier pied-noir basé à Casablanca, au physique trapu de sportif et au sang-froid redoutable. Lors d’une entrevue où je pus l’interroger sur son passé, Antoine Méléro me confirma : « Nous étions une vingtaine de gars sûrs, avec des spécialistes du renseignement, une équipe de protection et le Service Action, chargés des opérations Homo décidées à Matignon. J’ai commencé en Afrique du Nord, avant d’agir plus largement quand cela bardait en Algérie[33]. »
La Main rouge devient une signature commode. Sa légende se propage dans les médias, bientôt alimentée par les étranges confessions d’un dénommé Christian Durieux, un jeune enseignant corse. Celui-ci affirme ouvertement être l’un des chefs de cette organisation, multipliant les déclarations fracassantes dans les journaux et les conférences de presse[34]. Un livre rédigé par un romancier d’espionnage, Pierre Genève, et publié par une obscure maison d’édition retrace l’épopée de la Main rouge, tout en justifiant les attentats. En réalité, tout est « fabriqué » par les experts en propagande du SDECE, qui avancent ainsi masqués.
Avec l’embrasement algérien, le SA étend son rayon d’action. Il envoie toujours ses tueurs pour des missions ponctuelles en Algérie, en Tunisie et au Maroc, mais traque aussi sans relâche, aux quatre coins de l’Europe, les dirigeants et les avocats du FLN, y compris des citoyens français sur le territoire national, ainsi que des marchands d’armes et des pourvoyeurs de fonds du parti indépendantiste algérien.
L’un des premiers trafiquants visés se nomme Wilhelm Beissner. Cet ancien responsable des services de sécurité du IIIe Reich en Yougoslavie expédie vers l’Algérie, via l’Irak, des cargaisons de fusils anglais et de mortiers. Informé que de mystérieux ennemis, issus de la Main rouge, le filent depuis des mois, Beissner balaie les avertissements, parlant de « mauvais roman[35] ». Un jour de 1957, sa voiture explose près de son domicile munichois. Il a les deux jambes arrachées et ne doit sa survie qu’à une opération miraculeuse.
La crainte de la Main rouge se répand alors parmi les marchands d’armes. La proie suivante s’appelle Otto Schlüter. Ce commerçant, officiellement propriétaire d’une boutique d’articles de chasse à Hambourg, est soupçonné par le SDECE, et par les services secrets ouest-allemands (Bundesnachrichtendienst, ou BND), d’être l’un des principaux pourvoyeurs du FLN. Ses bureaux ont déjà été piégés en septembre 1956, et l’un de ses adjoints a trouvé la mort. Le 3 juin 1957, Otto Schlüter sort de chez lui, Loogestieg, à Eppendorf, et prend place dans sa Mercedes avec sa mère et sa fille. Lorsqu’il tourne la clé de contact, le véhicule est pulvérisé par une explosion. L’équipe du SDECE, dont fait partie Antoine Méléro, a fixé sous le plancher de la voiture une charge de plastic avec des billes d’acier. Gravement blessé, le trafiquant a toutefois la vie sauve, de même que sa fille, mais sa mère décède. L’enquête de la police allemande se perd dans les sables. En octobre 1958, Schlüter échappera à un autre attentat maquillé en accident, l’un de ses pneus ayant éclaté alors qu’il conduisait à plus de cent quarante kilomètres à l’heure.
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Voir Philippe Bernert,
32
Certains de ces exécuteurs se retrouveront, après la guerre, au sein d’une association, dite « des ex-Invisibles ».
33
Entretien avec l’auteur, 11 février 2004. Rapporté dans Jacques Follorou et Vincent Nouzille,