Assiégés, contraints de changer de cachette tous les quatre ou cinq jours, Kadhafi et sa garde rapprochée étaient aux abois. « Nous n’avions plus de nourriture, plus d’eau, pas de médicaments, pas d’électricité, pas de communications, raconteront certains de ses fidèles. Nous pouvions seulement utiliser un téléphone satellitaire Thuraya. Kadhafi était de plus en plus en colère[462]. » Selon Le Canard enchaîné, dans l’après-midi du 19 octobre, un responsable du Pentagone a joint l’un de ses correspondants au sein des services secrets français : il lui a indiqué qu’il était impossible de « manquer » Kadhafi dans son fief de Syrte, et que le laisser en vie serait l’équivalent d’une « bombe atomique », vu les foucades dont il était capable et les secrets qu’il détenait[463]. Un message très bien reçu par Paris, où, après avoir été accueilli avec faste en 2007, Kadhafi est désormais considéré comme sulfureux[464].
Le 19 octobre, Moatassem a conseillé à son père de tenter une évacuation nocturne. Initialement prévue à 4 heures du matin, elle n’a eu lieu qu’à 8 heures à cause du retard causé par l’embarquement des blessés dans les voitures. En l’absence de preuves formelles, il est difficile d’affirmer que l’OTAN savait que Kadhafi était dans le convoi quand elle a déclenché ses raids aériens. Mais, visiblement alertée, la flotte des drones et des avions de chasse veillait non loin de là. Cette sortie matinale d’un convoi surarmé de soixante-quinze voitures pouvait difficilement passer inaperçue. Il était plus que probable que le leader libyen en fuite s’y trouvait. La frappe de l’OTAN n’ayant pas suffi, les miliciens accourus sur place ont, semble-t-il, achevé le dictateur déchu.
Lorsque le journal italien Corriere della Sera affirmera en 2012, sur la foi de témoignages non étayés, qu’un agent français infiltré parmi les rebelles aurait exécuté Kadhafi après sa capture, le ministre de la Défense, Gérard Longuet, réagira fermement, évoquant une hypothèse « totalement farfelue[465] ». Un démenti peu surprenant, mais le ministre ne parlera pas de la frappe délibérément meurtrière du Mirage 2000-D, restée confidentielle.
Nicolas Sarkozy, lui, ne semble pas vraiment chagriné par la mort de Kadhafi. L’opération militaire Harmattan, lancée le 19 mars 2011 par des bombardements aériens, a facilité la contre-offensive des insurgés du CNT, qui sont entrés dans Tripoli à la mi-août. Au-delà de la protection des populations civiles, qui a servi de justification publique pour le déclenchement de l’opération avec un aval de l’ONU, il s’agissait bien de renverser le régime et de liquider le dictateur et ses proches. « Je connais Kadhafi, il est fou[466] ! » a répété Nicolas Sarkozy à son entourage, affirmant ne rien attendre de lui.
Les messages envoyés au leader libyen pour le convaincre de démissionner et de quitter le pays n’ont pas trouvé d’écho. « M. Kadhafi a en main sa situation personnelle : il part, et évite bien des souffrances au peuple libyen ; il s’entête, et lui-même en paiera les conséquences. Il n’y a pas de médiation possible », déclare le président français lors de sa conférence de presse à l’issue du sommet du G8, à Deauville, le 27 mai. Le sort qui lui serait réservé était donc parfaitement clair. Le 15 août 2011, lors d’une entrevue avec Bachir Saleh, directeur de cabinet du Guide, à l’hôtel Radisson de Djerba, Dominique de Villepin, missionné par le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, lui a aussi demandé de transmettre ce message à Kadhafi de la part de Sarkozy : « Il va terminer comme Saddam Hussein s’il ne s’en va pas[467]. »
Plusieurs frappes aériennes ont spécifiquement visé les sanctuaires du despote et de sa famille. L’une d’elles, dans la nuit du 30 avril au 1er mai, l’a raté à quelques minutes près, mais a tué l’un de ses fils, Seïf el-Arab, et trois de ses petits-enfants. Un autre de ses fils, Khamis, qui commandait la 32e brigade de l’armée libyenne, est mort lors d’un raid de l’OTAN le 29 août alors qu’il fuyait Tripoli. Un troisième fils du Raïs, Seïf el-Islam, affirmera avoir été blessé, le 17 octobre, lors d’une frappe qui visait directement son convoi à Wadi Zamzam. Il sera finalement capturé par des rebelles le 19 novembre au sud du pays, dans la région frontalière de Zintan[468]. Selon des proches de Seïf el-Islam, celui-ci, lors de son arrestation, aurait été traqué par des soldats des forces spéciales françaises venus pour le liquider, mais des agents russes l’auraient protégé[469]. Une version difficile à authentifier, puisque, officiellement, les forces spéciales françaises n’ont pas participé aux combats. La France s’est bien engagée militairement dans l’opération Harmattan, mais il n’était pas question, selon le mandat de l’ONU, d’envoyer des troupes au sol.
En réalité, des commandos se trouvaient bien en Libye, pour des missions quasi clandestines s’apparentant à celles du SA. Recevant le 20 avril 2011 à l’Élysée le chef politique du CNT, Moustafa Abdel Jalil, et son entourage, Nicolas Sarkozy a discuté avec eux des futurs plans secrets pour la prise de Tripoli. Il leur a promis l’envoi d’« officiers de liaison » des forces spéciales pour mieux coordonner les offensives des rebelles avec les frappes aériennes de l’OTAN. Publiquement, il a simplement annoncé que des « éléments militaires » escorteraient à Benghazi son représentant français, le diplomate Antoine Sivan. Un camouflage de pure forme.
Habillés en civil pour plus de discrétion, ces soldats d’élite du Commandement des opérations spéciales (COS), dont les effectifs auraient dépassé la quarantaine d’hommes, se sont activés dans la région de Benghazi dès le début du mois d’avril, à Misrata fin avril et tout au long de l’opération Harmattan, surtout pour des missions d’encadrement et de renseignement, en lien avec la DGSE et avec quelques gendarmes du GIGN[470]. Pour leur part, les agents du SA se sont chargés de la protection de plusieurs leaders du CNT, dont Moustafa Abdel Jalil. À partir de mai 2011, ils ont aussi livré des armes aux insurgés du djebel Nefoussa, dans la région de Zintan.
Les détachements du COS de Benghazi et Misrata, quant à eux, ont été renforcés par d’autres commandos clandestins qui venaient ponctuellement prêter main-forte aux rebelles, en plus des frappes aériennes de l’OTAN et des raids destructeurs menés par des nuées d’hélicoptères français venus de la mer. Parmi eux, des membres des commandos marine Hubert, réputés pour leurs interventions nocturnes, ont fait le coup de feu le long de la côte libyenne. « Ils débarquaient dans la nuit, raconte un bon connaisseur de leurs faits d’armes. Ils entraînaient les groupes rebelles, les aidaient à passer à l’assaut de positions des forces kadhafistes, puis disparaissaient le jour[471]. »
464
En avril 2012, Mediapart a publié un document attribué à un ex-proche de Kadhafi évoquant un versement de 50 millions d’euros pour la campagne présidentielle de Nicolas Sarkozy en 2007. L’authenticité de ce document a été contestée. D’autres anciens collaborateurs du dictateur libyen ont parlé eux aussi de versements, sans fournir de preuves. L’information judiciaire ouverte au parquet de Paris n’est pas achevée à l’heure où nous mettons sous presse.
465
Lorenzo Creminosi,
466
Rapporté dans Jean-Christophe Notin,
467
Durant cette visite à Djerba, Dominique de Villepin est accompagné de l’intermédiaire Alexandre Djouhri, proche de Claude Guéant. Voir Ariane Chemin et Emeline Cazi, « Un businessman nommé Villepin »,
468
Témoignage de Khamis Kadhafi recueilli par Human Rights Watch, « Death of a Dictator : Bloody Vengeance in Sirte »,
469
Rapporté dans Catherine Graciet,
470
Voir notamment Nathalie Guibert, « Les forces spéciales, un outil privilégié de la diplomatie militaire de l’Élysée »,