En août 2011, des commandos marine venant de Misrata ont également débarqué en force aux côtés de la katiba Tiger lors de l’opération Mermaid Dawn (Aube de sirène), c’est-à-dire la prise de Tripoli[472]. D’autres soldats du COS ont été envoyés durant l’automne à Syrte et dans le Sud, près de Sebha et de Bani Walid. Selon un gradé proche des états-majors, les forces spéciales ont été confrontées à des situations tendues : « Ce fut très chaud et il y a eu un peu de casse côté français[473]. »
Dans une étude minutieuse, le think tank britannique Royal United Services Institute a confirmé que des forces spéciales françaises se sont déployées dans plusieurs régions libyennes aux côtés de commandos britanniques, italiens, égyptiens, qataris, émiratis et autres. Les Qataris ont installé des centres d’entraînement à Benghazi et dans le djebel Nefoussa, tout en facilitant les livraisons d’armes clandestines de la DGSE. « Ni les forces spéciales britanniques ni les françaises n’ont dicté le calendrier de l’avancée des rebelles vers Tripoli en août », ont résumé les chercheurs britanniques, mais elles ont, avec d’autres, joué un rôle « vital de facilitateur[474] ». « Elles n’étaient jamais en première ligne[475] », plaidera le général Christophe Gomart, patron du COS.
Rappelons que, selon la version officielle du ministère de la Défense, la France n’avait pas de soldats au sol en Libye. Cette guerre clandestine n’a donc pas eu lieu…
Nicolas Sarkozy s’est donc servi de ces commandos pour faire tomber son ennemi Kadhafi. Pourtant, rien ne prédestinait le président à ce type de guerre secrète. Avant son élection, il n’a jamais cultivé une passion débordante pour les opérations spéciales ni pour le renseignement. À l’aise avec les préfets et les policiers du ministère de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy méconnaissait le monde des armées. Il a fait son service militaire en 1978 comme simple agent d’entretien à l’état-major de l’armée de l’air. Lorsqu’il était ministre du Budget en 2004, il a tout fait pour rogner les dépenses du ministère de la Défense, ce qui a laissé de mauvais souvenirs au sein des états-majors.
À son arrivée à l’Élysée, en mai 2007, les dossiers militaires et de renseignement ne semblent pas être prioritaires à ses yeux. En dépit de la rupture annoncée avec l’ère chiraquienne, la continuité prévaut dans ce qui relève du domaine réservé, puisqu’il garde à ses côtés les responsables qui suivaient ces dossiers pour Jacques Chirac. Son chef d’état-major particulier, l’amiral Édouard Guillaud, ancien commandant du porte-avions Charles de Gaulle, occupe ce poste depuis 2006. Le patron des armées, le général Jean-Louis Georgelin, était le prédécesseur de l’amiral Guillaud auprès du président Chirac. Et le diplomate Pierre Brochand est maintenu à la tête de la DGSE jusqu’à fin 2008, date à laquelle il est remplacé par un fidèle de Sarkozy, Érard Corbin de Mangoux, ancien préfet des Hauts-de-Seine.
Toutefois, la donne change rapidement. Nicolas Sarkozy découvre en effet une arme efficace que ses prédécesseurs lui ont laissée en héritage : les forces spéciales, un vivier de trois mille soldats issus des régiments d’élite[476]. Fondé en 1992, le COS, placé sous l’autorité du chef d’état-major des armées, a fait ses premiers pas sur différents théâtres de guerre, de la Somalie à la Bosnie, en passant par la Côte d’Ivoire, la République démocratique du Congo et le Rwanda. Ses missions sont qualifiées de « discrètes », car elles restent couvertes par le « secret défense ». Mais, sauf exception, comme en Libye, ses soldats opèrent en uniforme, ce qui les distingue des agents « clandestins » de la DGSE, lesquels officient en civil afin de ne pas être repérables.
Le COS a surtout pris son essor sous la direction du général Henri Poncet, un homme à poigne qui l’a commandé de 2001 à 2004. Sa devise : « faire la guerre autrement », avec des soldats surentraînés, à l’esprit peu conventionnel, capables de prendre de gros risques — « des emmerdeurs, des iconoclastes, des trublions[477] », résumera-t-il. Au printemps 2002, lors d’exercices communs effectués en Europe avec leurs homologues britanniques et américaines, les forces spéciales françaises ont obtenu des certifications internationales qui les ont placées au meilleur niveau opérationnel.
Les soldats du COS se sont ensuite aguerris en Afghanistan. Après avoir refusé, fin 2002, d’engager la France dans la guerre d’Irak aux côtés des Américains, Jacques Chirac a cherché un moyen de se réconcilier avec l’administration Bush, qui avait gelé presque toute la coopération militaire bilatérale en guise de mesure de rétorsion. En juin 2003, le président français a décidé de faire un « geste » en envoyant un contingent de forces spéciales en Afghanistan pour épauler les Américains.
Formée de deux cents soldats issus de toutes les composantes du COS, la task force Ares, basée d’abord dans la région de Spin Boldak, au sud-est du pays, puis rattachée à la base de Bagram, a rapidement fait ses preuves, appliquant des techniques de contre-insurrection inspirées de la guerre d’Algérie. Son premier chef, le capitaine de vaisseau Martin Flepp, s’est même plongé dans les archives militaires, au château de Vincennes, avant de partir en Afghanistan, où ses soldats n’ont, selon lui, pas fait que jouer les « Rambo[478] ».
Placées sous commandement américain, les forces spéciales françaises ont sécurisé la zone de Spin Boldak. Puis elles ont été missionnées dans d’autres régions pour tendre des embuscades et traquer des High Value Targets (HVT). « Nous avions les listes des HVT, les têtes des réseaux à neutraliser. Nous menions des opérations précises contre des Talibans et des gens d’Al-Qaïda, mais nous n’étions pas toujours assez armés et nous manquions parfois de l’appui d’hélicoptères pour frapper[479] », se souvient un membre des commandos présents sur place. Selon certains témoignages, des snipers français auraient eu « Ben Laden dans le viseur » à plusieurs reprises en 2003, mais n’auraient pas obtenu le feu vert américain pour tirer[480]. Cependant, les autorités françaises ont démenti vigoureusement cette information.
Fin 2005 et début 2006, les combats ont été particulièrement tendus, notamment dans la région du Helmand, où les Talibans étaient très actifs. « Nous avons accepté d’engager nos forces spéciales dans des zones très difficiles, révèle le général Henri Bentégeat. Nous avons eu beaucoup de dégâts, sept tués et une trentaine de blessés. J’ai conseillé au président Chirac de rapatrier nos hommes[481]. » Malgré ces dommages, le contingent, qui a vu défiler sur place près de deux mille soldats d’élite, est revenu d’Afghanistan avec une solide expérience. « L’Afghanistan a été un terrain d’entraînement en grandeur réelle, dans des conditions difficiles, témoigne le capitaine de vaisseau Bruno de Zélicourt, qui a dirigé la task force Ares en 2006. Nous avons pu améliorer nos procédures d’action, intégrer les équipes, renforcer notre cohésion[482]. »
472
Voir notamment Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer,
474
Royal United Services Institute (RUSI), « Accidental Heroes : Britain, France and the Libya Campaign. RUSI Interim Libya Campaign Report », septembre 2011.
475
Nathalie Guibert, « Les forces spéciales, un outil privilégié de la diplomatie militaire de l’Élysée », art. cité.
476
Le vivier du Commandement des opérations spéciales est composé principalement des soldats et des équipements des forces suivantes : 1er RPIMa, 13e RDP, hélicoptères du 4e RHFS, commandos de marine (Hubert, Jaubert, Kieffer, Trépel, de Penfentenyo, de Montfort), flotte de l’escadron Poitou, de l’ESH, commandos parachutistes de l’air CPA-10 et vivier de réservistes du COS.
477
Rapporté dans Jean-Dominique Merchet,
478
« L’image du combattant des forces spéciales “à la Rambo” est une image très fausse. Le combattant des forces spéciales est aussi un diplomate », dira le capitaine de vaisseau Martin Flepp devant la commission du Livre blanc de la Défense, le 11 octobre 2007.
479
Entretien avec l’auteur, septembre 2013. Sur leur rôle, voir notamment Jean-Dominique Merchet,
480
Voir notamment Emmanuel Razavi, auteur d’un reportage, « Afghanistan : des Français sur la piste de Ben Laden », publié dans