Dès le 8 janvier, la DGSE informe l’Élysée que des hordes de pick-up appartenant aux factions djihadistes qui occupent déjà la moitié nord du Mali sont en train de se rassembler autour de Konna en vue d’une probable offensive. Celle-ci débute deux jours plus tard. François Hollande et ses conseillers demandent aussitôt aux états-majors de se préparer à intervenir pour éviter l’effondrement du fragile pouvoir malien, en lambeaux depuis un putsch de généraux en mars 2012.
L’opération, baptisée Serval, est officiellement lancée le 11 janvier. Un Conseil restreint de défense se tient à l’Élysée à 11 h 30, durant lequel le président de la République, entouré notamment de son chef d’état-major particulier, le général Benoît Puga, du chef d’état-major des armées, l’amiral Édouard Guillaud, du ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, et du ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, avalise les plans militaires. L’objectif est de stopper la poussée djihadiste, de détruire les « terroristes » et de restaurer la souveraineté du Mali. François Hollande adopte une posture guerrière, suivant en cela les conseils de son fidèle ami Jean-Yves Le Drian, un républicain laïc, mais aussi du général Puga, un ex-légionnaire toujours prêt au combat, catholique traditionnel et très influent chez les militaires. « Ses ordres ont été très clairs[496] », confessera l’amiral Guillaud. Un général qui a suivi de près les préparatifs explique : « Les états-majors ont reçu l’ordre de tuer, avec des règles d’engagement offensif qui vont bien au-delà de la légitime défense : toute personne suspecte mettant le pied dans les zones interdites pouvait être visée[497]. »
Quelques heures après, épaulés par des raids aériens, des commandos des forces spéciales arrivés du Burkina Faso commencent à freiner l’avancée djihadiste à Sévaré, Konna et Diabali. Un accrochage a lieu le jour même entre deux hélicoptères Gazelle des forces spéciales et un convoi de rebelles : un des pilotes français, le lieutenant Damien Boiteux, est tué par un tir hostile. La France rend aussitôt hommage à cette première victime dans ses rangs.
Les opérations s’enchaînent ensuite à vive allure. Les frappes de quatre Mirage 2000-D venus du Tchad détruisent des bâtiments à Konna dans la nuit du 11 au 12 janvier. Le surlendemain, quatre Rafale partis de France ciblent des centres logistiques près de Gao. Des soldats français déjà présents au Sénégal, au Gabon, en Côte d’Ivoire et au Tchad rejoignent rapidement le Mali dans le cadre d’un dispositif d’alerte permanent baptisé Guépard.
En quelques semaines, la boucle du fleuve Niger est reconquise : l’opération Serval est une réussite. Le déploiement français a repoussé les ennemis et détruit certains de leurs sanctuaires, notamment dans le massif de l’Adrar des Ifoghas, au nord du pays.
En réalité, cette opération éclair n’a pas « éradiqué » le phénomène djihadiste dans la zone sahélienne. Tout juste a-t-elle bloqué une offensive et chassé les ennemis un peu plus loin, notamment aux confins du Niger, du Mali et dans le Sud libyen. Leur enracinement dans la région est ancien. Serval est arrivé bien tardivement, après plus d’une décennie d’atermoiements et de guerres clandestines menées de manière intermittente et sans véritable cohérence. Une succession d’opérations avortées et de vaines tentatives d’endiguement qui n’ont jamais été racontées.
« En vérité, sur AQMI, le réveil a été très dur en 2013, révèle un ancien responsable de la DGSE. Nous aurions pu combattre AQMI depuis des années avec plus de force et de constance. Pendant douze ans, nous avons vu croître la menace, observé son influence grandissante dans toute l’Afrique de l’Ouest, comme des métastases. Mais nous avons eu peur d’intervenir. Nous avons tenté d’aider les gouvernements des pays concernés par de la formation et un encadrement des forces spéciales et des gardes présidentielles. Le bilan a été catastrophique, avec une corruption galopante et des armées locales inefficaces. Pire, avec les prises d’otages, nous avons payé des rançons et renforcé le phénomène[498]. »
En effet, dès la fin des années 1990, la menace est parfaitement identifiée par les services de renseignement français. Après les attentats de 1995 en France et l’enlèvement des moines de Tibhirine en Algérie au printemps 1996, revendiqués par le Groupe islamique armé (GIA), la DST et la DGSE auscultent régulièrement l’évolution de cette mouvance islamiste extrémiste, avec ses factions « algérianiste » et « internationaliste ». Les relations demeurent difficiles avec les services algériens, qui préfèrent les contacts noués historiquement avec la DST aux ingérences supposées de la DGSE. L’infiltration du GIA par la sécurité militaire algérienne (DRS) a même provoqué des tensions et des doutes jusqu’au plus haut sommet de l’État français, notamment au moment du dramatique épilogue du rapt des moines, en mai 1996, avant la mort du principal émir du GIA, Djamel Zitouni[499].
Après des années de guerre civile, les généraux algériens ont installé à la tête de l’État leur candidat favori, Abdelaziz Bouteflika, qui promulgue une loi de « concorde civile » mi-1999. Mais les plus durs des islamistes du GIA, repliés principalement dans les maquis de Kabylie, n’ont pas abandonné le combat. Après une scission au sein du GIA, les partisans du djihad international ont créé en 1998 le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), sous la direction de Hassan Hattab et Abderazak El Para, deux anciens parachutistes de l’armée algérienne. Une partie d’entre eux restent en Algérie. D’autres partent s’entraîner dans des camps en Afghanistan, aux côtés d’Oussama Ben Laden.
Parmi les leaders de cette mouvance, plusieurs figures apparaissent, comme Abdelmalek Droukdel, un ingénieur algérien né en 1970, spécialiste des explosifs, parti combattre en Afghanistan et fervent partisan du rapprochement avec Al-Qaïda. Il va s’allier avec Mokhtar Belmokhtar, dit « le Borgne », ancien chef de la zone 9 du GIA dans le Sud algérien. Né en 1972, ce dernier, blessé à l’œil lors de combats en Afghanistan, prospère notamment grâce à des réseaux de contrebande de cigarettes dans la zone sahélienne, au point d’être surnommé « Monsieur Marlboro ».
Fin 1999, les services français le repèrent, avec une quarantaine de fidèles de sa katiba, au nord du Niger. « Nous surveillions leurs itinéraires, se souvient un cadre de la DGSE. Des écoutes laissaient penser qu’ils étaient armés, déterminés à faire un carton sur le rallye Paris-Dakar. Le risque était majeur[500]. » L’alerte conduit la DGSE à ordonner discrètement la neutralisation d’une étape du rallye : un pont aérien sera organisé pour transporter les voitures et les participants de Niamey, au Niger, à Sebha, en Libye, afin d’éviter la zone dangereuse. Par ailleurs, la DGSE recommande des actions « de vive force » du SA et des militaires français pour éliminer directement le groupe de Belmokhtar. Dans les derniers jours de décembre 1999, des équipes du SA sont sur place et le ministère de la Défense mobilise des forces stationnées en Afrique pour un possible raid sur le camp du « Borgne ».
Pourtant, ni Jacques Chirac à l’Élysée ni Lionel Jospin à Matignon n’envisagent sérieusement de passer à l’action. La cohabitation, comme souvent, paralyse partiellement l’exécutif, le président ne pouvant engager d’opérations sans obtenir l’aval, au moins informel, de son Premier ministre. De plus, les autorités françaises craignent des représailles et des reproches de la part des Algériens, sourcilleux au sujet de tout ce qui se passe dans la zone sahélienne. « Nous pouvions éliminer Belmokhtar, et nous avons aussi eu El Para dans le viseur, mais le feu vert n’est pas venu, regrette un ancien du SA. Nous aurions pu éradiquer AQMI dès ce moment-là, alors qu’ils ne représentaient que deux cents personnes. Ce fut une grave erreur de ne pas s’en occuper à cette époque[501]. » Quelques mois plus tard, Mokhtar Belmokhtar rejoint officiellement le GSPC, dont l’ascension devient irrésistible.
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Rapporté dans Jean-Christophe Notin,