Fort de ses succès, le GSPC fait allégeance à Ben Laden. En janvier 2007, il change de nom et devient Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Les attentats suicides se multiplient, y compris à Alger, tandis que l’armée algérienne mène des combats en Kabylie. AQMI veut surtout frapper de plus en plus fort au Sahel. Son ennemi désigné : la France.
La menace se précise. Comme chaque année, la sécurité du rallye Paris-Dakar occasionne un véritable casse-tête pour la DGSE. « Nous craignions toujours des prises d’otages et des attentats, se souvient un de ses responsables. Nous avons déployé des moyens importants, avec des écoutes, des images, des patrouilles aériennes et terrestres, y compris en bloquant des routes sur le trajet. Nous avons ainsi pu déjouer plusieurs attaques et embuscades[508]. » À plusieurs reprises, les services français demandent aux organisateurs, la société Amaury Sport Organisation (ASO), d’annuler la course. En vain. En 2006, une étape est supprimée au Mali, la première depuis l’édition 2000. L’année suivante, deux étapes maliennes sont également suspendues, entre Néma et Tombouctou.
Le 24 décembre 2007, à quelques jours du départ de l’édition 2008 du rallye automobile, la tension monte d’un cran. Quatre touristes français tombent dans une embuscade et sont tués près d’Aleg, dans le sud de la Mauritanie, lors d’une attaque commanditée, semble-t-il, par Mokhtar Belmokhtar. Cinq jours plus tard, un communiqué d’AQMI profère des avertissements contre la Mauritanie, qui accueille huit des quinze étapes de la course. Le patron de la DGSE, Pierre Brochand, s’agace de devoir remobiliser ses agents pour sécuriser une épreuve sportive organisée par un opérateur privé. « Nous ne pouvions mobiliser autant de moyens humains et financiers au profit d’une entreprise commerciale, se souvient l’un de ses proches collaborateurs. Début janvier 2008, nous avions des indications précises sur des attaques possibles du convoi du rallye par des membres d’AQMI qui se dirigeaient vers les zones du parcours en Mauritanie. Il a fallu taper du poing sur la table pour que l’organisateur entende raison[509]. »
Cette fois-ci, la société ASO se voit intimer l’ordre d’annuler le rallye « pour raisons d’État ». Le 4 janvier 2008, alors que deux mille cinq cents participants attendent le départ à Lisbonne, au Portugal, les organisateurs annoncent que l’épreuve n’aura pas lieu. Ils transporteront leur course en Amérique du Sud les années suivantes.
Par ailleurs, le directeur de la DGSE donne pour consigne au SA de retrouver les auteurs présumés de la tuerie du 24 décembre 2007. Certains ont été arrêtés par la gendarmerie mauritanienne, mais trois sont toujours en fuite. Des interceptions de communications et des avions dépêchés dans la zone permettent de repérer deux des djihadistes, Sidi Ould Sidna et Mohamed Ould Chabarnou, au Sénégal, puis en Gambie. À bord d’un avion militaire, des agents du SA les suivent à la trace jusqu’en Guinée-Bissau, où ils les interpellent en janvier 2008 dans un hôtel. Les deux suspects sont transférés manu militari dans une prison de la capitale mauritanienne, en attendant leur procès. Mais Sidi Ould Sidna, un ancien soldat âgé de vingt et un ans, s’évade du palais de justice de Nouakchott le 2 avril 2008. Une fois de plus, il est traqué par la DGSE, qui le localise dans une petite maison du quartier d’Arafat, où la police mauritanienne le retrouve le 29 avril. En mai 2010, la cour criminelle de Nouakchott condamnera une dizaine de personnes, dont les trois assassins présumés, à de lourdes peines de prison.
Au vu des dangers qui planent sur la zone sahélienne, Paris décide de remonter d’un cran le niveau de sa politique sécuritaire. D’une part, des équipes de la DGSE commencent à intervenir de manière plus directe en Mauritanie et ailleurs. Ainsi, selon des sources concordantes, un petit groupe d’agents du SA participe à Nouakchott, le 7 avril 2008, à l’assaut donné par les troupes mauritaniennes contre une maison d’un quartier résidentiel de la capitale où se sont réfugiés des djihadistes. La fusillade, suivie d’une course-poursuite en voiture, se solde par la mort d’un policier et de deux djihadistes. Dans la maison, les services français découvrent des composants d’explosifs, des vidéos et des plans d’attaque de plusieurs lieux stratégiques de Nouakchott. Ce raid débouche, quelques semaines plus tard, sur l’arrestation de plusieurs chefs djihadistes dans la capitale mauritanienne.
Ces opérations ne freinent pas les attentats : en septembre 2008, douze militaires mauritaniens sont victimes d’une embuscade dans le nord du pays ; en août 2009, un kamikaze meurt lors d’une attaque suicide contre l’ambassade de France à Nouakchott. La DGSE, en lien avec les services mauritaniens et ceux des pays voisins, poursuit ses missions visant à la « neutralisation » de certaines cibles. Au total, ses agents auraient contribué à l’arrestation ou à l’élimination de près de quatre-vingts djihadistes en trois ans[510].
Par ailleurs, Nicolas Sarkozy décide d’envoyer des forces spéciales dans la région, officiellement pour former les armées locales. Cette task force secrète, baptisée Sabre, opère à partir de 2009 en Mauritanie, puis au Mali, au Burkina Faso et, dans une moindre mesure, au Niger. Ce nouveau « plan Sahel » demeure embryonnaire, car les armées africaines sont peu coopératives, voire carrément inopérantes.
En 2009, profitant de ces faiblesses, Abdelmalek Droukdel, l’émir algérien d’AQMI, qui subit des assauts répétés dans son fief kabyle, transforme le nord du Mali en zone de repli pour certains de ses affidés. Avec ses lieutenants, principalement Abou Zeid, il décide de multiplier les enlèvements afin de financer le djihad grâce aux rançons. Cette menace n’est pas immédiatement perçue à Paris. « Dès 2008–2009, nous avons prévenu les autorités locales et françaises que la menace s’intensifiait au Nord-Niger et que les risques de prises d’otages devenaient de plus en plus grands dans la région. On nous répondait qu’il ne fallait pas dramatiser et créer la psychose[511] », se souvient le colonel Jacques Hogard, président-fondateur de la société Épée, qui conseillait le groupe Areva au Niger.
Les alertes se concrétisent rapidement à travers une série de kidnappings : le Britannique Edwin Dyer, capturé puis exécuté par le groupe d’Abou Zeid en juin 2009 ; un couple d’Italiens et trois touristes espagnols, kidnappés en Mauritanie fin 2009 ; le Français Pierre Camatte, disparu au Mali et libéré en février 2010 ; l’ingénieur Michel Germaneau, pris en otage en avril 2010 au Niger et tué par les lieutenants d’Abou Zeid en juillet ; sept employés, dont cinq Français, enlevés sur le site d’Areva à Arlit, au Niger, en septembre ; pour finir par le rapt des deux jeunes Français à Niamey en janvier 2011.
Les pays occidentaux peinent à faire face à ces crises répétées. Des raids de la DGSE et des forces spéciales effectués pour tenter de libérer certains de ces otages se soldent — comme nous l’avons vu — par des échecs. Lorsqu’un détachement de la task force Sabre basé à Ouagadougou repère, grâce à des écoutes de la DGSE et à une surveillance aérienne, deux pick-up roulant à vive allure vers Tombouctou avec un otage à bord, le feu vert pour intervenir ne vient pas[512]. La prudence est de mise. Des tractations secrètes sont engagées avec Abou Zeid, le ravisseur des sept employés d’Areva à Arlit. Plusieurs réseaux se mobilisent, quitte à se faire concurrence. Un ancien colonel du SA, Jean-Marc Gadoullet, bon connaisseur du Sahel, tente d’obtenir la libération des otages. En février 2012, une femme, Françoise Larribe, ainsi qu’un Malgache et un Togolais sont relâchés. Jean-Marc Gadoullet sera mis hors jeu par les autorités françaises début 2013, laissant deux autres réseaux à la manœuvre : celui de la DGSE et celui du ministère de la Défense, qui travaille avec Pierre-Antoine Lorenzi, un ancien de la DGSE reconverti dans la sécurité privée, et avec Mohamed Akotey, un Nigérien proche du président du Niger. Les derniers otages d’Arlit ne seront libérés qu’en octobre 2013, moyennant le paiement d’une rançon importante[513].
510
Rapporté dans Jean-Christophe Notin,
513
Voir Jacques Follorou, « Otages d’Arlit : les dessous d’une libération »,