Mais certains tueurs ont gardé intacts les souvenirs de leurs opérations…
2.
Moi, Daniel, ancien tueur du SDECE
Au-dessus de la cheminée, une arme est posée, comme un bibelot qui aurait pris la poussière. Un revolver antique à la crosse élimée. « C’est un souvenir, marmonne Daniel en le montrant du doigt depuis le fauteuil où il est installé. Je l’ai piqué à quelqu’un qui voulait ma peau[41]. » L’arme n’a plus servi depuis longtemps. Les cartouches ont disparu. « Tant mieux, car, certains jours, je n’ai pas le moral, je pourrais être tenté d’en finir. » Veuf depuis quelques mois à l’époque où je le rencontre, ce pied-noir nonagénaire sait que le cours des choses peut basculer à tout moment et se cherche d’ultimes raisons pour rester sur le pont.
Il fait très chaud en ce jour de l’été 2012 où je lui rends visite dans sa grande maison, nichée dans un coin tranquille de la banlieue de Perpignan. Daniel demeure assis au frais dans son salon, tous volets fermés. Ses yeux s’embuent parfois de larmes qui brillent dans la pénombre. Il peine à masquer sa douleur. Sa solitude lui pèse. Il n’a jamais été du genre bavard ni démonstratif. Plutôt un roc muet. Et il n’a pas su trouver les mots pour dire à ses proches ce qu’a été sa vie. Les portes de sa mémoire sont restées hermétiquement closes sur ses activités passées, qu’il n’aime toujours pas se remémorer. « Je n’ai jamais parlé à mes enfants de ce que j’ai fait, et je pense qu’ils m’en veulent encore aujourd’hui — autant de mes silences que des longues absences passées. Ce que je vais vous dire, je ne l’ai dit à personne. » Ses secrets sont comme des pierres : froides et lourdes à porter.
C’est un de ses amis, un ancien officier du SA qu’il a connu pendant la guerre d’Algérie, qui m’a introduit auprès de lui. « C’était l’un des meilleurs », m’a-t-il expliqué avec un ton de profond respect. Sur sa recommandation, Daniel a accepté de me parler.
« C’est vrai, j’ai fait des bricoles durant sept à huit ans », me dit Daniel lors d’un de nos premiers échanges. Des « bricoles » — une curieuse expression pour minimiser le sujet. En réalité, pendant le conflit algérien, il a été l’un des tueurs les plus utilisés par le SDECE pour les opérations Homo, ces exécutions ciblées décidées en haut lieu. « Je crois être le réserviste qui a été le plus sollicité, reconnaît-il. Je n’en savais rien, ce sont des camarades qui ont commandé le Service Action après qui me l’ont dit. »
Rien ne laisse deviner un si étrange destin chez cet homme claudicant aux traits secs et aux longues mains abîmées. Toutefois, Daniel a été fait commandeur de la Légion d’honneur pour ses faits d’armes d’ancien combattant et ses « services » rendus à la République. La décoration lui a été remise en 2012 par un ancien patron du SA. Il lui est arrivé d’être invité à déjeuner ou à dîner par des officiers du Centre parachutiste d’instruction spécialisée (CPIS) de Perpignan, l’un des bras armés du SA. On a aussi fait appel à lui, ces dernières années, pour qu’il évoque son expérience devant des recrues du SA. « Je ne leur disais rien de précis, ou alors je ne parlais que des missions qui ont échoué, ce qu’on appelle les cas non conformes. »
Daniel n’a jamais fait le compte de ce qu’il nomme ses « bricoles », et dont il est le seul à connaître tous les détails. « Peut-être vingt, trente, quarante ou cinquante. Je ne sais pas, je ne sais plus, confie-t-il. Je partais pour une mission, parfois pour plusieurs. Il n’y avait pas beaucoup de monde pour faire cela. Je crois que, pour le Maghreb, le service devait avoir deux ou trois réservistes. On m’appelait peut-être parce que j’avais certaines qualités… » Des qualités de tueur ? Daniel garde le silence un long moment, avant de poursuivre : « Peut-être un petit peu de courage et… beaucoup d’inconscience. Aller faire le con pour pas un rond, il fallait le faire. Cela ne se ferait pas maintenant. Cela peut s’appeler des qualités ou des défauts. Les qualités, c’était de ne pas être attiré par l’argent et d’être courageux. Le défaut, c’était d’être indiscipliné, ce qui m’a parfois nui. Mais j’étais jeune, j’avais trente ans, je ne voyais pas le danger. »
En vérité, comme tueur secret de la République, Daniel a le profil idéal. Pied-noir né en Algérie, il parle un peu l’arabe, l’espagnol et l’allemand. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il a fait le coup de feu dans les bataillons de choc, participant notamment à la libération de la Corse en 1943, avant d’être gravement blessé par des tirs de mitraillette sur l’île d’Elbe. Opéré des jambes une dizaine de fois puis pensionné pour ses blessures, il retourne dans le civil et ouvre une boutique de vêtements dans le Languedoc-Roussillon. Très vite, il se remet au sport.
En tant que réserviste, il garde des contacts avec d’anciens camarades de combat, devenus des cadres du SDECE au moment du déclenchement de la guerre d’Algérie. « Il y avait très peu de civils qui parlaient telle ou telle langue et qui savaient manier les armes. Alors, les gars du SDECE m’appelaient chez moi et me disaient : “Est-ce que cela t’intéresserait de faire cela, ou cela ?” J’avais le droit de dire non, parce que j’étais un simple civil, sans devoir d’obéissance militaire. Il m’est arrivé de refuser des missions, celles qui impliquaient des femmes ou des enfants. Mais, quand cela me plaisait, j’y allais… Je faisais le boulot. Enfin, on appelle cela du boulot ou comme vous voulez. Cela enlevait la monotonie de la vie quotidienne. On avait l’adrénaline. J’avais le sentiment d’être quelqu’un. On n’était pas fiers, mais on était contents de faire quelque chose qui servait le pays. »
Le nom de la cible ne lui était fourni qu’une fois la mission acceptée. Une équipe du SDECE partait en repérage, avant de laisser les tueurs opérer. « Moi, je travaillais généralement tout seul. Il m’est arrivé aussi de faire du repérage pour d’autres. Ce n’est pas moi qui décidais de ce genre de chose. » Sa première fois, Daniel n’en a plus vraiment de souvenir précis. Il se rappelle juste son inconscience face aux risques encourus. « Le danger était partout. On pouvait se faire sauter tout seul si on réglait mal les explosifs. C’est arrivé à plusieurs gars du service, qui sont morts dans une voiture, en Tunisie. On risquait aussi d’être attrapé par les fellaghas quand on allait en Algérie. Une fois, à Philippeville, je marchais dans la rue, entouré de gardes du corps, un vrai caïd. Tout à coup, un type que je n’avais pas vu arriver s’est précipité sur moi avec un flingue. Il voulait me tuer. Mes gardes, eux, l’ont vu. Ils lui ont pris son flingue et l’ont descendu. Là, j’ai échappé à la mort et je l’ai su. Mais parfois, sans doute, j’y ai échappé sans le savoir. » Daniel se souvient également d’avoir évité le couteau d’un agent du SDECE en formation : « Nous recrutions des agents pour aller faire des opérations de ce genre. On leur donnait des armes à blanc. Lors d’un entraînement, je devais jouer la cible, habillé en djellaba. L’un des types, qui croyait sans doute qu’il s’agissait d’une mission réelle, a vu que son arme s’enrayait et, voulant faire du zèle, a aussitôt sorti son couteau pour me faire vraiment la peau. J’ai dû courir très vite. Heureusement, j’étais rapide et il ne m’a pas rattrapé. »
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Entretien avec l’auteur, 17 juillet 2012. Le prénom a été changé. Daniel est décédé en juin 2014.