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— Il a cette marotte en effet !

— Bon sport, monsieur !

Je suis tout contrit. Je n’ai jamais eu de contacts privés avec le Vieux. Toujours le boulot, le boulot, le boulot. Alors je ne sais pas faire. Je voudrais comporter mieux. Comment agit-on sur une plage avec un monsieur qu’on fréquente depuis des années mais dont on a toujours été séparé par un bureau ministre en acajou avec coins de bronze ouvragés ? Doit y avoir une adaptation à exécuter, un nouveau langage à trouver, une certaine liberté de ton à mettre au point, une démarche surtout à définir, non ? C’est cela le plus duraille : marcher au côté d’un supérieur que l’on n’a jamais connu qu’assis.

Nous déboulons en bordure des volleyeurs. On les croirait montés sur ressorts à boudin, les joueurs. Ils sautent sur place, montent et descendent comme des pistons. La grosse balle voltige au-dessus d’eux, vachement fascinée par l’attraction terrestre, mais toujours récupérée par une main ou par le mari de cette dernière : le poing.

Le Patron s’arrête, mains aux poches et considère la partie en ricanant.

— Il a l’air fin, le bougre, soupire-t-il. Comment un individu normal peut-il s’acharner sur un ballon ?

— Besoin d’exercice, laissé-je tomber.

— En ce cas, il existe la culture physique.

— C’est moins marrant. Un exercice solitaire n’a rien d’exaltant, monsieur, tandis qu’un jeu d’équipe transporte l’individu. Ici-bas, l’homme a besoin d’un moteur pour agir. Ici, le moteur c’est la victoire. Ces dix messieurs ont la volonté de gagner et pendant le temps du match, leur existence s’en trouve comme ennoblie.

— Ennobli ou pas, il me faut mon chauffeur ! riposte l’irascible.

— Quel est-il ?

— Le plus vieux !

Je découvre alors, dans le camp adverse, un vieillard musclé, à la poitrine couverte de poils gris, aux cheveux d’un blanc pisseux, doté d’une formidable moustache encore rousse.

— Ross ! crie sèchement le Vénérable.

Le moustachenu, ainsi interpellé, adresse une mimique au Vieux. Puis, profitant de ce que la balle sort, il lève le bras pour signaler qu’il souhaite quitter la partie.

Un jeune gorille s’écrie alors :

— Hé, les gars, y’a le druide qui veut se barrer !

On le remplace et le prénommé Ross quitte le court sableux. Un peu pittoresque, le personnage. Il a le menton carré, le nez crochu, les pommettes saillantes, le regard presque blanc. Son short blanc est trois fois trop large pour lui et lui descend sous les genoux.

— Ross ! dit le Vieux, en anglais ; mettez-vous rapidement dans une tenue décente, j’ai besoin de vous !

Ross opine et s’engouffre dans un vestiaire.

— Il est Anglais ? m’étonné-je.

— Jusqu’au dernier bouton de son uniforme.

— Il est rare qu’un Français ait à son service du personnel britannique.

— Très rare, convient le Déplumé, aussi Ross est-il là par suite d’un concours de circonstances.

Le pedigree et le destin de Ross ne constituant pas le sommet de mes préoccupations présentes, je m’abstiens de questionner le Patron, mais sur sa lancée, celui-ci explique :

— En 1920, mon beau-père a acheté une Rolls-Royce. En même temps que la voiture, la firme britannique lui a envoyé un technicien chargé d’expliquer le maniement et l’entretien du véhicule au chauffeur français chargé de le piloter. Ross était ce technicien. Au cours de son séjour, il est tombé amoureux de la femme de chambre de mon beau-père. Elle lui a plu, il a cassé la figure du chauffeur avec qui elle était fiancée et a pris radicalement la place de ce dernier. Il a épousé la femme de chambre et n’a plus quitté notre famille. A la mort de mon beau-père j’ai conservé l’ensemble, à savoir la femme de chambre, le chauffeur et… la Rolls ! Amusant, non ?

Je commence à piger l’origine du train de vie de mon Boss : un riche mariage. En somme, être chef de la police constitue pour lui un violon d’Ingres.

Comme quoi les castors n’ont pas tous la même manière de procéder, et les plus malins exploitent leur appendice caudal avec plus de discernement que les autres.

Ross a dû prendre des cours du soir avec Frégoli dans sa jeunesse, car il réapparaît, moins de cinq secondes plus tard, dans une tenue de serge noire à boutons dorés, impeccable. Il porte des leggings, une casquette plate, des gants de peau gris et il ressemble à un personnage d’Hadley Chase, revu et aggravé par Ronald Sharles.

— En route ! La voiture est loin ? lui demande mon surprenant directeur, toujours dans la langue des Beatles.

— A quelque trois cents yards, sir, lui répond le Driveman.

— C’est pour maintenir l’excellence de votre anglais que vous conversez dans cette langue avec Ross ? demandé-je au patron, avec un rien de léchouille.

Il hausse les épaules.

— Pas du tout, je lui parle anglais tout bonnement parce qu’il s’est toujours et vigoureusement refusé à apprendre le français. Vous savez, cher San-Antonio, que nos amis britanniques considèrent qu’il n’existe en ce monde qu’une seule véritable langue et un fourmillement de dialectes douteux qui ne méritent pas qu’on s’y arrête. Un Anglais préfère apprendre l’égyptien ancien ou le sanscrit plutôt que le français ou l’espagnol. Ross a obligé son épouse à apprendre sa langue. Moyennant quoi il a condescendu à habiter notre pays. Mais il a expédié sa progéniture dans des public-schools dès qu’elle eut l’âge d’entrer à la maternelle. Maintenant ses enfants sont établis là-bas. La francisation de Ross n’aura donc été qu’un très mince épisode dans l’histoire de cette honorable famille.

Ross nous précède, d’un pas mécanique d’officier de l’armée des Indes. Il s’engage dans un parking proche et je ne tarde pas à découvrir la Rolls-Royce la plus solennelle, la plus héraldique, la plus compassée, le plus vénérable qu’il m’ait jamais été donné de rencontrer. Noire comme la nuit des temps, anguleuse comme la Grande-Bretagne, sévère comme un dimanche londonien, formidable, impressionnante, haute sur pattes, elle fait songer à un monument historique magnifiquement conservé. Rarement pièce de musée ne s’est offerte à l’admiration des foules dans un meilleur état de fraîcheur.

— Belle grand-mère, n’est-ce pas ? plaisante le Vieux.

Je siffle admirativement.

— Je suis ému, Patron.

— Vous pouvez, mon garçon. De part et d’autre de cette calandre, un demi-siècle de gloire mécanique vous contemple. Très honnêtement, je pense que c’est plus à cause de cette auto que d’Amélie la femme de chambre que Ross est demeuré sur le continent. Cette Rolls, c’est sa Juliette Drouet. La plus tendre, la plus choyée des maîtresses. Parfois je le regarde la laver, la bichonner, vous voulez que je vous dise ? C’est é-ro-tique !

Des gamins en culotte éponge, plus dorés que des cochons en pain d’épice, examinent cette émanation du passé en échangeant des considérations en titi parigot.

— Tu crois qu’c’t’une bagnole ? demande le plus jeune.

— T’es louf, c’t’un machin pour la publicité, mon pote. Y doiv’atteler ce zinzin derrière une jeep et le balader en ville pour faire de la réclame !

— D’la réclame pour quoi t’est-ce que ?

— Pour un cirque, probable. Ou p’t’être pour un film.

En nous voyant investir l’engin, ils s’écartent prudemment, comme les techniciens de Cap Carnaval lors de la mise à feu d’un autobus interplanétaire. Le Vieux et moi montons à l’arrière. J’ai l’impression de m’installer dans un salon. Il y fait frais, les sièges sont moelleux. Une odeur doucereuse et vieillotte de cuir ancien et de fleur fanée vous glisse dans l’âme je ne sais quelle nostalgie olfactive…

Je fais du regard le tour du propriétaire. Un bar d’acajou. Un poste de radio-télévision. Un téléphone, un Frigidaire. Bref, la fin des fins, le super-luxe, le raffinement.