— C’est tout de même pas d’origine, ça ? demandé-je plaisamment en désignant les éléments précités.
— Non, bien sûr, murmure le Dirlo en sortant deux verres du bar, Caroline (c’est le nom donné par Ross à cette voiture, aussi faut-il prononcer Carolaïne) est une vieille dame à laquelle on a laissé sa belle robe de brocart, mais qui porte des dessous de starlett. Une orange-vodka bien frappée ?
— Volontiers.
Une vitre teintée nous sépare du chauffeur. Le Vieux décroche un tube acoustique antédiluvien.
— Direction Saint-Raphaël, Ross, je vous prie.
— Parfaitement, sir.
— Et le moteur ? m’inquiété-je, il est encore d’origine ?
Le Big Dabe me sermonne du doigt.
— Heureusement que nous sommes coupés d’avec Ross, dit-il. S’il vous avait entendu poser une question pareille, il aurait été obligé de s’arrêter pour avaler un comprimé de cardiorythmine. Non seulement le moteur est d’origine, mon cher ami, mais je vous donne ma parole d’honneur qu’on n’a jamais parlé de lui depuis 1920. Aucune bougie, aucune vis platinée n’ont été remplacées. Parler du moteur d’une Rolls de cette époque, c’est comme parler de l’infortune conjugale d’un cocu en sa présence ou comme traiter de l’inceste dans un couvent de carmélites. Le moteur d’une Rolls 1920 est une espèce de mythe qu’il est de bon ton de ne pas évoquer. Une pauvre nécessité qui fut palliée une fois pour toutes. Savez-vous que Ross a failli me quitter le jour où je lui ai demandé s’il n’y avait pas « comme un bruit bizarre en provenance du moteur » ? Vérification faite, il s’agissait d’un ivrogne qui s’était jeté avec sa bicyclette sous nos roues et que nous avons traîné sur une dizaine de kilomètres.
Effectivement, tout est silence dans cette voiture. Ross la pilote avec précision et souplesse. Il a contourné la ville pour aller chercher l’autoroute et la silhouette sombre de son dos ne bronche pas d’un pouce.
A un rétrécissement de la chaussée, nous sommes brusquement obligés de ralentir du fait d’un vieux teuf-teuf bourré de voyous hirsutes qui ahane misérablement. Ross réclame le passage d’un klaxon impératif dont le timbre est aux avertisseurs modernes ce que la voix de Chaliapine est à celle de Sylvie Vartan.
Il en résulte un concert de protestations et une volée de poings brandis. Loin de serrer le bas-côté, les blousons noirs se mettent à zigzaguer sur la route ce qui est, en pareil cas, la façon la plus éloquente de dire merde.
La voix impavide de Ross retentit dans le parlophone.
— Puis-je employer le dispositif 13, sir ?
— J’allais vous le conseiller, Ross !
— Merci, sir.
Et Ross avance la main sur son tableau de bord à côté duquel celui d’un Bœing 707 paraîtrait plus sommaire que celui d’une 2 cv. Il enclenche un bouton d’ébonite noir. Aussitôt le déferlement d’un avion de chasse en piqué retentit à l’avant de la Rolls. C’est cataclysmique comme bruit. Aucune trompe d’eustache ne saurait résister à cet aigre mugissement. Les sonotones explosent en recevant cette décharge d’ondes. Les tympans saignent. L’effet est magique : le tacot des petites gouapes décrit une embardée. Il escalade le talus et stoppe, les deux roues droites dans une terre labourée.
Fin de la sirène. Imperturbable, Ross double. Une giclée d’insultes part de l’auto embourbée, style : « Toi, avec ton carrosse pourri ! Esclave ! Fasciste ! Gaulliste ! Assassin ! »
Tout y passe.
Ross ralentit et demande dans le tube :
— Me serait-il permis d’utiliser le dispositif 5 bis, sir ?
— Il semble s’imposer en effet, Ross, consent le Patron.
Un nouveau geste précis de Ross et, à l’arrière de notre surprenante automobile éclate un concert d’imprécations bien senties : « Allez vous faire voir, hé, merdeux ! Mon c… c’est du poulet ? Je vous p… à la raie, lopettes ! Etc. » Un long et puissant chapelet s’égrène de la sorte.
Le Vieux s’empare du cornet.
— Je pense que cela suffit comme ça, Ross, car ces petites frappes sont maintenant hors de portée.
Fin d’émission. Tout heureux de ma surprise, mon astucieux chef m’explique :
— Il est déprimant dans certains cas d’être piloté par un chauffeur ne parlant pas français, aussi ai-je fait enregistrer le document que vous venez d’entendre par un pittoresque plombier dont le vert langage m’avait frappé. Cet homme possédait un vocabulaire et un accent faubouriens très exceptionnels, n’est-ce pas ? Quel chauffeur stylé pourrait rivaliser avec lui ?
Un marrant, le Dabe ! Quelle découverte impressionnante, après des années de collaboration ! Il a le sens de l’humour raffiné, celui du pittoresque et de la fantaisie. Mais alors, ses mines compassées ? Ses graves sermons ? Ses exhortations tricolorisantes ? Une façade, vous croyez ? La défroque d’un personnage qu’il s’amuse d’endosser pour faire croire que ?
A gestes dégagés, il prépare les deux oranges-vodka, qui s’affirment comme étant plus exactement des vodka-oranges.
— A la réussite de notre future enquête, mon petit.
Je lève mon godet à hauteur de pif. Vu à travers les parois du verre, le Dirlo a une bouille toute déformée.
— A vos vacances, monsieur le directeur.
Il cligne de l’œil.
— Je compte sur vous pour neutraliser un peu la donzelle que j’ai eu la fâcheuse idée de présenter comme étant ma nièce, je n’ai guère envie de la retrouver sur le Mer d’Alors où nous aurons, si vous voulez bien me passer l’expression, d’autres chats à fouetter !
— En somme vous souhaiteriez qu’elle rate le départ ? murmuré-je après avoir siroté une aimable rasade de nectar.
— En somme, oui, fait le Patron. Vous êtes ingénieux, cher San-Antonio vous trouverez sûrement une astuce.
La mission n’est pas désagréable au demeurant. Ce ne sera pas la première fois que je berlurerai une mousmé.
— Que pensez-vous de cette ténébreuse affaire ? murmure le Tondu en regardant défiler le paysage sur les flancs de la Rolls.
— J’attends de voir sur place, Patron.
— Vous avez bien eu d’emblée une opinion, je suppose ?
— A première vue il semblerait que le — ou les — coupable (s) appartiendrai (en) t à l’équipage, non ?
— Vous pensez ?
Ben voyons : quatre disparitions successives. Aucun passager ne s’est tapé quatre fois de suite la même croisière !
— Tiens, je n’avais pas encore songé à ça, reconnaît le Boss.
Il a un imperceptible sourire. Son regard bleu semble déjà errer sur des horizons marins. Un bras passé dans l’accoudoir de cuir, il réfléchit. Je respecte d’autant mieux sa méditation que je ne trouve rien de précis à lui dire. Le chiendent, quand on est en compagnie, c’est de devoir parler. Rien de plus terrible que d’alimenter coûte que coûte certaines conversations. Faut se stimuler la gamberge, se la masturber pour en faire gicler un bout de sujet quelconque. A ce régime-là on défaille cérébralement, on s’épuise la matière grise à la solliciter à vide. Moi, il m’arrive d’avoir la menteuse facile, mais je crois honnêtement que j’aurais surtout réussi mes silences. J’ai la vocation du mutisme. Une vocation bien contrariée d’ailleurs.
— Croyez-vous que les Bérurier accepteront de se joindre à nous ? demande le Big Boss.
— Pourquoi pas ? La perspective d’une luxueuse croisière à l’œil est terriblement alléchante pour des gens modestes.
— Il serait intéressant de pouvoir disposer de notre aimable Bérurier, médite mon voisin de Rolls. C’est un bœuf plein de jugeote.